Une lecture théâtralisée de la généalogie de Jésus écrite par Matthieu (Mt 1 : 1-17)1
Cinq femmes sont pointées du doigt dans la généalogie de Jésus. On dit parfois – assez souvent, en fait – que l’inclusion de ces « mauvaises filles » souligne la grâce de Dieu envers les femmes, et à travers deux d’entre elles, les nations païennes.
Mais ces « filles » étaient-elles vraiment si « mauvaises » ?
Et si la lecture de la généalogie de Jésus selon Matthieu nous invitait à revisiter leurs histoires ?
Et si l’on imaginait ce que plusieurs protagonistes auraient pu dire…
Matthieu 1 : 1-3a
Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham.
Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra Juda et ses frères ; Juda, avec Tamar, engendra Pharès et Zara… (NBS)
« Hé, Matthieu ! Quelle erreur grossière… Le nom de Tamar ne doit en aucun cas figurer dans ta généalogie du Messie ! Je suis Juda – mon nom est honorable en Israël, tu en conviendras. L’associer à celui de Tamar me fait rougir de honte. Il me rappelle le sale quart d’heure que cette tentatrice m’a fait passer … Veuve de deux de mes fils, le troisième serait aussi mort à cause d’elle… Comme je ne voulais pas lui donner de descendance, elle s’en est prise à moi… comme un serpent rampant dans la poussière du chemin[2], elle s’est déguisée en prostituée pour que j’aille avec elle et lui donne un enfant… encore pire, elle a révélé cette transaction privée à tout le voisinage… elle a trainé ma réputation dans la boue, j’étais la risée de tous !
Matthieu, tu es un homme honorable, pourquoi ternir la gloire du Messie, le lion de Juda, en rappelant cette tromperie à tous et à toutes pour toujours ?
Je t’en prie, efface le nom de Tamar ! »
Matthieu 1 : 3b-5
Pharès engendra Hesrom ; Hesrom engendra Aram ; Aram engendra Aminadab ; Aminadab engendra Naassôn ; Naassôn engendra Salmôn ; Salmôn, avec Rahab, engendra Boes. (NBS)
« Excuse-moi, Matthieu. Je suis surpris par ton choix d’inclure le nom de ma femme dans la généalogie du Vainqueur sur la mort. C’est moi, Salmôn. Certes, ma Rahab était une belle femme chaleureuse qui a fait ma joie, je l’avoue, mais c’était néanmoins une païenne à la réputation douteuse qui avait été mêlée à une affaire d’espionnage. Je me suis souvent torturé l’esprit à imaginer l’accueil qu’elle réservait aux hommes qui fréquentait son établissement dans la muraille de Jéricho. Elle a connu une brève notoriété, j’en conviens, mais ça n’a pas empêché les gens de jaser quand je l’ai prise sous ma protection. Toutes ces années, je me suis efforcé d’oublier et de faire oublier les origines ambiguës de ma femme.
Matthieu, tu es un homme sage, ton but est bien de valoriser Celui qui a vaincu la mort à la croix ?
Réfléchis bien avant d’inclure le nom de Rahab ! »
Matthieu 1 : 5b
Boes, avec Ruth, engendra Yobed. (NBS)
« Matthieu, mon cher camarade, permets-moi de te prodiguer un petit conseil bienveillant. Je suis Boes. La bienséance dicterait de ne pas parler de Ruth dans la généalogie du Prince de Paix. Ma femme était tellement effacée, humble et obéissante, que cela la gênerait d’être mise en avant de cette manière. Pourquoi la mentionner, elle ? Pourquoi lui accorder la moindre importance ? C’était une étrangère après tout, une Moabite, une pauvre glaneuse. Les circonstances l’ont poussée à littéralement se jeter à mes pieds, en pénétrant furtivement dans ma chambre, la nuit. Et si je n’avais pas été un homme de doux et noble caractère ? Que serait-elle devenue alors ? Même si l’histoire s’est bien terminée, la rappeler pourrait rendre perplexe les générations futures ignorantes du contexte.
Matthieu, tu es un homme paisible et rationnel, je suis sûr que tu ne veux pas susciter un malaise…
Réfléchis bien avant d’inclure le nom de Ruth ! »
Matthieu 1 : 6
Yobed engendra Jessé ; Jessé engendra David. Le roi David, avec la femme d’Urie, engendra Salomon.
« Par pitié, Matthieu. Je suis le roi David. Pourquoi évoquer la femme d’Urie dans la généalogie du Roi des rois ? En soulignant son statut marital, tu rappelles les douloureuses fautes du passé. Or, Dieu les efface. Naturellement, Bethsabée me croyait parti en guerre avec son époux et toute l’armée. Elle n’avait pas la moindre idée que je la voyais depuis le palais. Elle a néanmoins été une tentation pour moi, celle qui a provoqué la chute d’un roi d’Israël. Le prophète Nathan ayant déjà mis le doigt sur ma faute, pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? Pourquoi raviver ma honte ? Car autant l’orient est éloigné de l’occident, autant il éloigne de nous nos transgressions…
Voyons, Matthieu, tu es un homme pondéré, alors ne porte pas atteinte à la royauté, à la majesté du trône de David.
Je t’en prie, efface la mention de la femme d’Urie. »
Matthieu 1 : 7-16
Salomon engendra Roboam ; Roboam engendra Abiya ; Abiya engendra Asaph ; Asaph engendra Josaphat ; Josaphat engendra Joram ; Joram engendra Ozias ; Ozias engendra Joatham ; Joatham engendra Achaz ; Achaz engendra Ezéchias ; Ezéchias engendra Manassé ; Manassé engendra Amos ; Amos engendra Josias ; Josias engendra Jékonia et ses frères au temps de l’exil à Babylone. Après l’exil à Babylone, Jékonia engendra Salathiel ; Salathiel engendra Zorobabel ; Zorobabel engendra Abioud ; Abioud engendra Eliakim ; Eliakim engendra Azor ; Azor engendra Sadok ; Sadok engendra Akhim ; Akhim engendra Elioud ; Elioud engendra Eléazar ; Eléazar engendra Matthan ; Matthan engendra Jacob ; Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, celui qu’on appelle le Christ. (NBS)
« Bravo Matthieu ! Bravo ! Quelle perspicacité ! Il fallait absolument inclure cette merveilleuse femme, Marie, dans la généalogie du Jésus Christ, le Messie, le rejeton de Juda, Vainqueur sur la mort, Prince de paix, Roi des rois. Je suis Joseph, et je suis honoré d’être son époux. Moi, je suis le père adoptif de Jésus, mais Marie est la bienheureuse dont l’Écriture parle, la vierge qui serait enceinte ! Nos voisins auraient certainement porté un jugement sévère sur elle… tout comme moi, si le Seigneur n’avait pas envoyé un ange pendant mon sommeil pour me révéler la vérité sur son bébé conçu par miracle. J’avais d’abord été choqué parce que j’ai cru à un comportement indigne de sa part et je ne prenais pas au sérieux ses explications. J’ai failli me séparer d’elle, mais le Seigneur m’a fait comprendre que Marie était Sa servante.
Je dois te confesser, Matthieu, que cette révélation d’en-haut a transformé le regard que je portais sur les femmes en général… je les voyais comme instables, superficielles, peu réceptives aux choses spirituelles. Malgré mon désir d’être un homme juste, j’étais aveuglé par mes préjugés.
Alors Matthieu, j’apprécie énormément que tu illumines si brillamment l’existence de plusieurs de mes ancêtres. Comme pour Marie, j’ai dû réviser ma copie :
De Tamar, rejetée, je perçois son aspiration à la justice.
De Rahab, sa foi dans le Dieu d’Israël et son courage qui a sauvé des vies.
De Ruth, sa confiance en Dieu et sa fidelité.
De Bethsabée, son impuissance et son innocence.
Matthieu, par ta généalogie de Jésus, tu nous incites :
À éviter les jugements hâtifs et superficiels.
À discerner nos propres tendances hypocrites.
À pratiquer la vraie justice.
À être honorables, sages, paisibles, rationnels, pondérés et inspirés.
Merci, Matthieu. »
Matthieu 1 : 17
Il y a donc en tout quatorze générations depuis Abraham jusqu’à David, quatorze générations depuis David jusqu’à l’exil à Babylone, et quatorze générations depuis l’exil à Babylone jusqu’au Christ. Matthieu 1 : 17 (NBS)
En incluant simplement ces femmes souvent qualifiées de « marginales » dans la généalogie de Jésus, Matthieu attire l’attention sur elles et montrent que par elles aussi la lignée du Messie s’est établie. Ballottées à droite et à gauche par les circonstances de la vie, par les mœurs de l’époque peu favorables aux femmes, et l’injustice voire la violence de certains hommes, elles ont agi pour survivre.
Elles n’avaient certainement pas un monopole sur le péché : Juda et David provoquent des situations « honteuses » et y participent.
Et deux d’entre elles trouvent des protecteurs : Sâlmon – dont l’ouverture d’esprit serait passée inaperçue sans l’inclusion du nom de Rahab – et Boes – le fils de Rahab – appelé même « rédempteur »…
Par une longue lignée d’hommes et de femmes, Jésus est entré dans le monde : le Rédempteur qui sauve son peuple de ses péchés.
Afin qu’homme ou femme, nous soyons pardonnés et accueillis dans son Église.
© Victoria Déclaudure
Pour poursuivre une méditation sur la généalogie de Jésus, nous vous invitons à redécouvrir l’étude de Lula Derœux, Cinq femmes hors-la-loi.
Notes
[1] L’article entier a été imaginé pour être lu en public.
[2] Pour dramatiser, j’ai grossi ici les traits de la caractérisation de Tamar faite par Juda, qui dit « elle est plus juste que moi, puisque je ne l’ai pas donné à Shéla, mon fils » (Genèse 38 : 26). Il voulait néanmoins qu’elle soit brûlée avant de savoir qu’elle était enceinte de lui…
Merci beaucoup pour cette mise en scène si pédagogique !
Quelle lecture enrichissante! j’aime le ton déconcertant, mais si engageant! nous y (re)découvrons des histoires bien connues, mais sous un nouvel angle! portant à la reflexion! à l’introspection!
Merci Vicky!