Femme soumise ? Belle-fille parfaite ? L’exégèse traditionnelle a souvent présentée Ruth comme la femme de foi idéale qui finit par se marier. Mais qui était cette « femme de valeur » ? En comparant le portrait de Ruth avec celui de la femme de valeur en Proverbes 31, Marie Holdsworth nous invite à faire la connaissance d’une femme d’esprit et d’initiative remarquable.
A l’époque où le Corona sévissait, où les grands du monde se battaient pour trouver des solutions, où les professionnels de la santé travaillaient d’arrache-pied pour sauver des vies, moi j’écrivais. Confinée chez moi avec ma famille, j’essayai tant bien que mal de trouver le temps et la clarté d’esprit pour me replonger dans des textes lointains faisant eux aussi référence à des temps troublés.
C’est donc de mon salon jonché de Duplos que je vous convie à un voyage imaginaire dans le temps et l’espace. Un voyage à la rencontre d’une, non de deux femmes puissantes, fortes, de grande valeur. Des femmes reconnues comme telles par leur entourage.
Femme puissante ou femme de valeur ?
Le premier arrêt de ce voyage nous projette au cœur d’une nuit d’été dans les champs autour de Bethléem en Judée, à l’époque trouble des Juges. Les protagonistes de cette scène sont Boaz, un riche propriétaire et Ruth, une veuve Moabite qui glane depuis le début de la moisson dans les champs de Boaz. Sur recommandation de Noémi, sa belle-mère qu’elle a suivie depuis les champs de Moab, Ruth se rend sur l’aire de battage à la fin de la moisson et s’allonge aux pieds de Boaz quand celui-ci dort. Une entreprise risquée, d’autant plus que Ruth n’a aucun droit, aucune reconnaissance, aucune protection. Au milieu de la nuit, Boaz s’éveille en sursaut et voit une femme à ses pieds.
Lors de cette étrange rencontre nocturne et du dialogue qui s’ensuit, Boaz non seulement reconnaît Ruth l’étrangère (littéralement, celle qui n’est pas connue), mais en plus la désigne comme une « femme de grande valeur » (Ruth 3 : 11, NFC). En hébreu l’expression utilisée est « eshet chayil », ‘eshet’ pour femme et ‘chayil’ pour quoi donc ?
C’est la deuxième occurrence de ce mot dans le livre de Ruth. La première fois, c’était en Ruth 2 : 1 quand Boaz est présenté lui aussi comme ‘chayil’, nos Bibles traduisant alors ce mot comme ‘un homme riche et considéré’ (NFC), ‘un notable fortuné’ (TOB). Deux occurrences de ce mot et deux traductions assez différentes. Pourquoi ? Une petite étude de mots s’impose…
Le mot ‘chayil’ est utilisé plus de 200 fois dans l’Ancien Testament, essentiellement dans des contextes où il signifie force, voire armée, puissance mais aussi richesse. Par exemple, ‘chayil’ désigne l’armée de Pharaon qui pourchasse les Israélites (Ex 14 : 4, 9, 17, 28) ; les hommes qui accompagnent Josué pour conquérir Canaan (Jos 8 : 3, 10 : 7) ou encore de nombreux hommes forts et vaillants dans le livre des Juges (Jug 11 : 1, 18 : 2, 20 : 44). La notion de force et de courage nécessaires au combat est présente dans ce petit mot. Dans les trois rares occasions[i] où il est précédé du mot ‘eshet’, le terme est souvent traduit par ‘femme de (grande) valeur’. Si la notion de courage peut y être perçue, la notion de combat, de force semble disparue de ces traductions.
Est-ce une décision qui traduit une conception différente des femmes et des hommes ? Pourtant, par l’utilisation de ce mot ‘chayil’, Boaz met Ruth sur un pied d’égalité avec lui-même.
Une rencontre osée
Qu’est-ce qui provoque donc Boaz à caractériser Ruth de ‘eshet chayil’ lors de cette rencontre nocturne ? Revenons un peu en arrière. Dans ses instructions à Ruth, Noémi enjoint celle-ci de se placer aux pieds de Boaz et d’attendre… ce qu’il dira. Or quand Boaz tout étourdi et tout surpris se lève, Ruth n’attend pas ; elle prend les devants et confronte Boaz à son devoir de rachat[ii]. Pour ce faire, elle utilise une expression que lui-même avait employé au chapitre précédent – il y a quelques mois – lors de leur première rencontre. En 2 : 12, Boaz dit « que le Seigneur te récompense de ton travail, que ton salaire soit complet de la part du Seigneur Dieu d’Israël sous l’aile duquel tu es venue te réfugier » (ma traduction). Au verset 9 du 3ème chapitre, Ruth répond à la question « qui es-tu ? » disant « c’est moi, Ruth, ta servante et tu étendras tes ailes sur ta servante car tu es ‘racheteur’ » (ma traduction).
Etendre l’aile sur quelqu’un signifie prendre quelqu’un sous sa protection, comme un oiseau qui prend soin de son petit. Dans le contexte de Ruth 3, il y a clairement une demande à l’épouser, car c’est ce qui pourra assurer sa protection, ainsi que celle de Noémi. Mais voici Ruth qui rappelle à Boaz ses propres paroles, en l’incitant à prendre ses responsabilités : sois l’agent du Seigneur pour que je puisse effectivement reposer sous son aile. Tu as un droit de rachat, utilise-le. Ruth n’est pas passive, au contraire, elle prend l’initiative.
Ruth fait preuve de bonté
La réponse de Boaz à cette interpellation nocturne souligne deux qualités qu’il perçoit et reconnaît chez Ruth :
« Alors il dit : ‘bénie soit-tu du Seigneur, ma fille. Tu as montré ta fidélité [‘hesed’] de façon encore plus heureuse cette fois-ci que la première, en ne courant pas après les garçons, pauvres ou riches. Maintenant, donc, ma fille, n’aie pas peur. Tout ce que tu diras je le ferai pour toi. Car tout le monde chez nous [litt. Toute la porte de mon peuple] sait bien que tu es une femme de valeur [‘eshet chayil’]’ » (Ruth 3 : 10-11, TOB)
Ruth fait preuve de bonté, de fidélité, (‘chesed’) et elle est une femme de valeur (‘chayil’). ‘Chesed’ en hébreu désigne une action que quelqu’un pose pour le bénéfice d’une autre personne, pas par devoir, mais par bonté pure.[iii] Cette action a souvent un effet boule de neige qui provoque une chaine de bonté.[iv] En suivant Noémi au début de l’histoire et en allant glaner, Ruth a fait preuve de bonté, d’une bonté qui dépassait ce qui était attendu d’elle, elle l’étrangère. Elle parle peu dans le livre, mais à chaque fois avec escient et force de caractère. C’est une femme indépendante, malgré les circonstances.
De plus, Boaz remarque qu’elle aurait pu trouver un autre mari, mais en se tournant vers lui, elle agit également pour le bien de Noémi. Cette bonté, cette fidélité, cet attachement qui n’est pas mièvre, mais qui est décidé, presque têtu, lui vaut la reconnaissance de tout le peuple : cette étrangère est véritablement une femme ‘chayil’.
La femme de Proverbes 31, ‘eshet chayil’ elle aussi
Cette désignation comme ‘eshet chayil’ n’est pas innocente et renvoie le lecteur biblique à une autre femme. Ce rapprochement intertextuel est d’autant plus fort en hébreu que les deux textes sont placés côte à côte dans la Bible hébraïque (ordre repris dans la TOB). Voici donc le moment de reprendre notre voyage pour aller à la rencontre de la femme de valeur de Proverbes 31 : 10-30. Je vous entends déjà : oh non, pas ce fameux poème alphabétique de a à z de la femme biblique par excellence !? Désolée de vous décevoir, mais notre deuxième arrêt de ce voyage en temps de confinement nous amène bel et bien dans le contexte plus aisé de Proverbes 31, à la rencontre de cette femme (idéale ou réelle, le débat est ouvert) que je m’évertue bien trop souvent à éviter.
Ma porte d’entrée pour ce texte est donc ce petit mot ‘chayil’ et ce lien langagier tissé entre les deux femmes. Deux femmes de valeur, deux femmes fortes, puissantes l’une après l’autre. Qu’est-ce que cela signifie ?
Le poème de la femme de valeur clôture le livre des Proverbes, un livre de sagesse réunissant divers livrets contenant des instructions adressées à un jeune homme.[v] Dans le chapitre 31, le mot ‘chayil’ apparaît trois fois, une première fois dans les instructions que le roi Lemouel a reçues de sa mère et les deux autres dans le poème qui nous occupe. En 31 : 3, la mère du roi Lemouel lui dit « Ne livre pas ta vigueur [‘chayil’] aux femmes et ton destin à celles qui perdent les rois » (TOB). Par la juxtaposition de ces deux parties en Proverbes 31, le livre suggère au lecteur (masculin) de ne pas gâcher son ‘chayil’ sur les femmes qui le mèneraient à la ruine, mais plutôt de se tourner vers une femme qui lui apportera ‘chayil’.[vi] Le mot ‘chayil’ résonne donc dans tout ce chapitre.
Analysant le mot ‘chayil’ dans le contexte de Proverbes 31, Megan DeFranza plaide pour que l’on retienne la notion de force dans nos traductions. Selon elle, certaines métaphores utilisées dans ce poème reflètent le combat, la force, le lion qui se jette sur sa proie.[vii] La femme de Proverbes 31 n’est pas juste une simple ménagère qui fait particulièrement bien son travail. Son attitude face à son contexte de vie reflète une force physique et mentale. Pour DeFranza, nous sommes ici devant l’image d’une femme représentée avec des métaphores masculines de force physique pour décrire la sagesse.[viii]
Mais en quoi cette femme est-elle ‘chayil’ ? Est-il question des différentes tâches qu’effectuait cette femme, un peu comme une ‘to-do list’ à remplir pour être parfaite (parfaite ayant remplacé ‘chayil’ dans nos esprits) ? Une bonne maitresse de maison dont la place est bien entendu dans son foyer en tant qu’épouse et mère de famille ? Et si le texte ne parlait pas tant des tâches à accomplir mais d’un état d’esprit, de caractère ? Une femme qui ose prendre des initiatives. Une femme qui fait preuve de fidélité (tenez, encore ce petit mot ‘chesed’ en Pv 31 : 26). Une femme qui, comme le spécifie le verset 30 (faisant écho à Pv 1 : 7), « reconnaît l’autorité du Seigneur » (NFC). Il n’est pas question ici de rôles spécifiques à endosser mais plutôt d’une façon de vivre, d’habiter son quotidien quelles que soient les circonstances. Des attitudes, des caractéristiques que nous retrouvons chez Ruth.[ix]
Ruth et la femme de Proverbes 31
En relisant et méditant ce poème, j’ai été intriguée par le dernier verset, que la NFC traduit par : « que l’on chante ses mérites aux portes de la ville ! ». Les portes de la ville ? N’est-ce pas le lieu où les décisions sont prises, mais aussi ce lieu dont Boaz fait mention quand il dit à Ruth que les hommes assis aux portes de la ville la reconnaissent comme ‘eshet chayil’ ? Un lien de plus entre ces deux textes, entre ces deux femmes ?
Mais au-delà de ces rapprochements, beaucoup de différences sont perceptibles entre elles. Là où la femme de Proverbes 31 est riche, reconnue, juive, mariée et mère avec un statut économique important, Ruth est pauvre, étrangère, moabite, veuve, sans enfant et sans aucun statut social. Cette dernière fait partie des exclus, des marginaux, de ceux qui n’ont pas lieu d’être en Israël (cf. Dt 23 : 3-6). La femme de Proverbes 31 est au contraire bien à sa place dans le peuple juif, elle représente en quelque sorte l’idéal de la femme juive.
Ruth n’est pas la femme de Proverbes 31, qu’il s’agisse d’une personnification de la sagesse (Pv 8-9) ou d’une femme en chair et en os. Voici donc deux exemples de femmes fortes aux circonstances et aux vies différentes, mises côte à côte. Une sorte d’antidote peut-être à l’idéalisation et à la conformité ? Une façon de montrer que ce n’est pas l’étiquette que l’on place sur une personne (la juive, la Moabite, la femme mariée et mère, la veuve sans enfants) qui détermine sa valeur et sa place. Ce ne sont pas les situations qui les caractérisent, mais plutôt ce qu’elles en font, comment elles vivent ces circonstances non choisies, comment elles amènent la vie là où elles sont, comment elles font preuve de ‘chesed’, comment elles reconnaissent l’autorité du Seigneur. Elles agissent, oui ; elles sont fortes, oui ; mais surtout elles comptent sur l’Eternel.
Quand une femme ‘chayil’ et un homme ‘chayil’ se rencontrent…
Dans son article, Samuel T.S. Goh suggère une autre différence. Alors que dans Proverbes 31, il y a peu de références au mari de la femme, dans le livre de Ruth, nous découvrons l’interaction qui se développe entre Boaz et Ruth. Tous deux sont présentés comme étant ‘chayil’. Goh souligne que Boaz lui-même partage quelques caractéristiques avec la femme de Proverbes 31[x]. Que se passe-t-il donc lorsqu’un homme ‘chayil’ rencontre une femme ‘chayil’ ? En Ruth 4 : 11, les anciens du peuple bénissent Boaz en espérant que sa femme sera fertile et qu’il puisse ‘faire chayil’, ce mot apparaissant une troisième et dernière fois dans les 85 versets que contiennent le livre de Ruth.
‘Faire chayil’, une expression que l’on retrouve notamment dans les Psaumes, comme ici : « Avec Dieu, nous ferons des exploits (‘chayil’) » (Ps 60 : 14, TOB). Si Boaz et Ruth sont chacun ‘chayil’, à la fin du livre, ils ne le sont pas chacun dans leur coin, mais la combinaison de leur ‘chayil’ les amènera à faire plus encore. Du point de vue de l’histoire d’Israël, leur union a au moins deux implications. D’une part, la réconciliation des lignées d’Abraham et Lot (séparés en Gn 13) et d’autre part, la naissance d’Obed, le grand-père du roi David et donc l’avènement de la royauté en Israël, mais aussi plus loin la promesse et la venue du Messie.
Si dans le livre des Proverbes, la femme étrangère est vue négativement, le livre de Ruth montre comment une femme étrangère peut aussi être ‘eshet chayil’. Soyons clair, Ruth est une femme ‘chayil’ avant son mariage, avant de devenir mère. Elle est une femme ‘chayil’, là dans sa vulnérabilité au milieu d’une nuit remplie de dangers, où elle ose malgré tout, où elle ose demander, où elle ose mettre l’autre face à sa responsabilité, où elle ose faire un choix à priori plus difficile, où elle fait preuve de confiance et de bonté envers Dieu et les autres. Mais est-ce que ce livre ne suggère pas également que c’est ensemble, avec Dieu, que nous ferons des exploits ? Car ce qui ressort aussi du livre de Ruth, c’est cette rencontre entre un homme et une femme ‘chayil’.
A la fin de ce voyage au Proche Orient Ancien, je ne peux m’empêcher de penser au titre de ce blog :
Et si c’était ensemble que nous étions appelés à servir ?
Marie HOLDSWORTH
Vous pouvez retrouver Marie Holdsworth sur son blog Les pépites de Marie.
Références
[i] Pv 12 : 4, Pv 31 : 10 et Ruth 3 : 11
[ii] La notion de rachat dans le livre de Ruth est un sujet en soi que je n’aborderai pas ici.
[iii] Katharine Doob Sakenfeld, Ruth. Interpretation : A Bible Commentary for Teaching and Preaching. Edité par James Luther Mays (Louisville, Kentucky : Westminster John Knox Press, 1999), 24
[iv] Tamara Cohn Eskenazi et Ro-Tivka Frymer-Kensky, Ruth. The JPS Bible Commentary. (Philadelphia : Jewish Publication Society, 2011), xlviii.
[v] David-Marc d’Hamonville, Le livre des Proverbes, mon ABC de la Bible. (Paris : Cerf, 2018), 28, 72.
[vi] Megan K. DeFranza, « The Proverbs 31 ‘Woman of Strength’: An Argument for a Primary-Sense Translation » in Priscilla Papers. Vol 25.1 (Winter 2011) : 22.
[vii] DeFranza, 22.
[viii] DeFranza, 24.
[ix] Samuel T.S. Goh, « Ruth as a Superior Woman of ‘Chayil’ ? A Comparison between Ruth and the ‘Capable’ Woman in Proverbes 31.10-31 » in Journal for the Study of the Old Testament. Vol 38.4 (2014) : 489-492. recense plusieurs similitudes entre Ruth et la femme de Proverbes 31 : fidélité à la famille, pleines de ressources et reçoivent des éloges des autres ; femmes d’action ; travaillent toutes les deux énormément pour faire vivre leur famille ; ‘hesed’ – bonté ; attitudes similaires vis-à-vis de Dieu ; perçues comme médiatrices des bénédictions de Dieu.
[x] Goh, 495.
Formidable cette approche de Ruth et de la femme vertueuse. Il faut un regard de femme pour aller plus loin que les stéréotypes. Ca commence à être “chayil” si les femmes travaillent sur le sens des mots.
Bravo !
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