Après avoir accompagné Léa dans les débuts d’une vie maritale plus que difficile, découvrons dans ce deuxième article comment la grâce de Dieu se fraie un chemin dans le chaos douloureux qu’est la vie de famille de Léa, Rachel et Jacob.
Une course effrénée aux bébés
Léa et Rachel sont entrées dans une compétition permanente, déchirante pour enfanter, une compétition pour attirer l’attention et l’amour de leur mari commun. Les prénoms que l’une et l’autre donnent à leurs fils laissent transparaître leur mal-être et leur rivalité. À chaque fois, le prénom de leur enfant entre en résonance avec leur souffrance et leur espoir aussi, tandis que Jacob est absent du processus de « choix des prénoms des enfants »[1].
Léa mène la course en donnant naissance à une série de quatre fils :
- Ruben : « Le Seigneur a vu mon humiliation ; maintenant mon mari m’aimera. » (Gen 29 : 32)
- Siméon : Le Seigneur a entendu que je n’étais pas aimée, et il m’a donné un autre fils. » (Gen 29 : 33)
- Lévi : « Cette fois-ci mon mari s’attachera à moi, car je lui ai donné trois fils. » (Gen 29 : 34)
- Juda : « Cette fois, je louerai le Seigneur. » (Gen 29 : 35).
Rachel, voulant rattraper sa sœur, donne naissance par procuration via sa servante Bila :
- Dan : « Dieu a jugé en ma faveur. Il a entendu ma voix et m’a accordé un fils, à moi aussi. » (Gen 30 : 5)
- Neftali : « J’ai lutté auprès de Dieu contre ma sœur et j’ai vaincu. » (Gen 30 : 8)
Cette idée plaît à Léa à qui Jacob semble s’unir moins souvent (Gen 29 : 35 ; 30 : 14-16) et qui ne voudrait pas prendre le risque de se faire dépasser ; elle donne naissance à deux fils via sa servante Zilpa :
- Gad : « Quelle chance ! » (Gen 30 : 11)
- Asser : « Quel bonheur ! Maintenant les femmes diront que je suis heureuse. » (Gen 30 : 12)
Léa donne naissance à son cinquième et son sixième fils, puis à une fille :
- Issakar : « Dieu m’a payé un salaire pour avoir donné ma servante à mon mari. » (Gen 30 : 16)
- Zabulon : « Dieu m’a fait un beau cadeau. Cette fois mon mari m’honorera, puisque je lui ai donné six fils. » (Gen 30 : 20)
- Dina (Gen 30 : 21)
Rachel tombe enfin enceinte et donne naissance à deux fils :
- Joseph : « Dieu m’a délivrée de ma honte. […] Que le Seigneur m’ajoute encore un fils. » (Gen 30 : 23-24)
- Ben-Oni : « Fils de mon malheur » (Gen 35 : 18) renommé Benjamin par son père, ce qui veut dire « fils de ma main droite » (Gen 35 : 18). Ainsi est-il le seul enfant de cette fratrie qui reçoit un nom de la part de son père. Des circonstances de sa naissance ressort un triste constat : celle qui pensait mourir si elle ne n’avait pas d’enfant, meurt en donnant naissance à son cadet[2].
Une vision altérée de la sexualité
Dans ce qui nous est rapporté dans le texte biblique, Léa et Rachel se parlent uniquement à travers la naissance de leurs fils, à une exception près. Ruben, le fils aîné de Jacob trouve des « pommes d’amour » (Gen 30 : 14), des mandragores et les apporte à sa mère Léa. Rachel en voudrait aussi, mais la souffrance de Léa la ferme au partage : « Il ne te suffit pas d’avoir pris mon mari ? Tu veux encore prendre les pommes d’amour de mon fils ! » (Gen 30 : 15) Tu as pris mon mari ?! N’est-ce pas plutôt Léa qui a « pris », même involontairement et par l’intermédiaire de leur père, le mari de sa sœur ? Dans ce jeu-là, chacune a pris le mari de l’autre et se trouve elle-même privée de mari.
Alors Rachel négocie les pommes d’amour contre une nuit avec Jacob. Léa accepte tout de suite, ce qui montre qu’elle a dû être négligée par Jacob dans ce domaine, à qui elle annonce : « Tu dois passer la nuit avec moi : j’ai payé le droit de t’avoir contre les pommes d’amour de mon fils. » (Gen 30 : 16). Elle aura un peu d’attention de son mari et une chance de tomber à nouveau enceinte, même si sa démarche est ambigüe. Léa semble avoir tellement souffert en matière de sexualité que sa vision paraît altérée et qu’elle pense pouvoir exiger un rapport. L’échange proposé par Rachel n’est pas moins ambigu, car elle offre, sans le consentement de Jacob (!), une nuit passée avec lui, contre un potentiel remède pour enfin tomber enceinte. Les deux sœurs sont désespérément perdues.
De génération en génération
La rivalité entre sœurs passera à la génération suivante et deviendra rivalité et jalousie entre frères, comme le montre l’histoire de Joseph. La préférence de Jacob pour Rachel se prolongera par une préférence pour Joseph, le fils aîné de celle-ci. Ce comportement parental déséquilibré suscitera une violence inouïe, entraînant des mensonges et non-dits dont il faudra de longues et douloureuses années pour s’en défaire.
Nous voyons bien dans le texte que les enfants adoptés, portés par les servantes, par les mères porteuses de l’époque, n’ont pas tout à fait le même statut que les enfants portés par Rachel et Léa. Quand cette dernière donne naissance à Zabulon, elle dit clairement qu’elle a donné six fils à Jacob. Gad et Asser, nés auparavant par l’intermédiaire de Zilpa, ne sont pas pleinement pris en compte. Et la seule fille dont il est question dans le récit biblique ne l’est pas non plus : en dernier, Léa donne naissance à une fille, Dina (Gen 30.21), « qui est la seule enfant de Jacob dont la mère n’explique pas le prénom »[3].
La relation des sœurs à Dieu
Ultimement, c’est avec Dieu que les sœurs se battent. Leur relation avec lui s’exprime à travers les prénoms donnés à leurs fils respectifs. Cela ressort très clairement à la naissance de Neftali, deuxième fils que Bila donne à Rachel, qui s’exclame : « J’ai lutté auprès de Dieu contre ma sœur et j’ai vaincu. » (Gen 30 : 8) Quelle tristesse de lutter contre sa propre sœur et de se dire victorieuse en croyant avoir enfin plus qu’elle : non seulement un fils, mais l’amour et l’attention du mari commun qui lui étaient de toute façon acquis !
Donner naissance et ne pas donner naissance sont interprétés en lien avec Dieu, même s’il faut souligner qu’à aucun moment, Rachel ne demande à Dieu d’enlever sa stérilité. Par elle, Dieu est perçu comme un juge, comme quelqu’un auprès duquel il faut lutter pour obtenir une bénédiction. Néanmoins, la grâce de Dieu est présente dans la vie de Rachel, comme le relève Wilda C. Gafney : « Dieu est impliqué dans la vie de Rachel d’une manière très intime, lui accordant le désir de son cœur, bien qu’elle ne se tourne pas vers lui pour obtenir de l’aide. »[4]
En ce qui concerne Léa, il y a comme un changement dans sa relation à Dieu qui est perceptible quand elle donne naissance à Juda, son quatrième fils et confesse : « Cette fois, je louerai le Seigneur » (Gen 29 : 35). Peut-être prend-elle maintenant un peu plus conscience que Dieu prend véritablement soin d’elle, même si elle continue à souffrir du manque d’amour de son mari.
Léa reste connectée à Dieu, elle vit sa souffrance et sa joie en étant en relation avec Dieu, qui est plein de compassion et qui n’a pas encore dit son dernier mot dans ce chaos familial.
Léa, ancêtre du Messie
Au milieu de toute la souffrance, nous voyons les traces de la grâce de Dieu dans la vie de Léa : Dieu ne l’a pas oubliée. Deux tribus jouant un rôle important dans l’histoire du peuple d’Israël viendront d’elle. Premièrement, il y a Lévi, troisième fils de Léa, de qui viendra la lignée des prêtres et lévites[5]. Deuxièmement, c’est de la lignée de Léa que viendra le Messie, via son quatrième fils Juda, de qui sortira aussi « la principale lignée de la royauté »[6]. Dans la deuxième partie de sa vie, Juda vivra une transformation personnelle remarquable, ce qui sera « une source de bénédiction » pour toute la famille[7], préfigurant ainsi la réconciliation qui sera offerte en Christ.
Un détail encore, qui n’en est peut-être pas : c’est Léa qui sera enterrée aux côtés de Jacob, dans le tombeau familial[8] (Gen 49 : 31) et non pas Rachel qui meurt malheureusement en couches, quelque part en chemin entre Béthel et Éfrata (Gen 35 : 19).
Ces éléments montrent que le monde de Dieu est un monde à l’envers, tellement éloigné de nos inclinaisons naturelles, comme le confessera plus tard Anne dans son cantique : « Il remet debout le misérable tombé à terre et le malheureux abandonné sur un tas d’ordures, pour leur donner les places d’honneur en compagnie des gens importants » (1 Sam 2 : 8).
Dieu a compassion de ceux et celles que l’on méprise, qui sont mal-aimés et mis de côté, ce que Léa était véritablement. Wilda C. Gafney remarque avec justesse : « Dès le début de son histoire, il est clair qu’il ne s’agit pas de son histoire, mais de celle de sa sœur. »[9] Jusqu’au bout, Rachel reste la prunelle des yeux de Jacob, tandis que Léa sert même de bouclier, ce qui a dû être très douloureux pour elle et ses enfants : en route pour rencontrer Esaü, Jacob place Rachel et ses enfants en tout dernier, pour les protéger le plus longtemps d’un éventuel conflit sanglant.
Mais Dieu n’est pas influencé par nos manières de faire, il agit indépendamment de nos critères. Il est attentif aux souffrances que l’on peut endurer dans des constellations familiales plus que complexes, voire toxiques. Et il sait transformer nos jalousies en source de bénédiction.
Choisir la sororité, la solidarité
Léa et Rachel sont mentionnées ensemble dans une bénédiction prononcée par les habitants de Bethléem au sujet de Ruth, future épouse de Booz, arrière-grand-père de David issu de la lignée de Léa[10] : « Oui, nous en sommes témoins ! Que le Seigneur accorde à la femme qui entre dans ta maison d’être comme Rachel et Léa qui ont donné naissance, à elles deux, au peuple d’Israël ! » (Ruth 4 : 11) Quelle belle réconciliation ! Séparées dans la vie, elles sont unies dans leur héritage, celui d’être matriarches du peuple d’Israël.
Cela révèle avec force que dans une perspective à plus long terme, les rivalités et jalousies perdent leur raison d’être.
Dès lors ne serait-il pas plus fructueux d’œuvrer ensemble pour l’avancement du royaume de Dieu ? De valoriser le potentiel que Dieu a placé dans nos sœurs et nos frères, au lieu de céder à l’envie et l’amertume ? De les soutenir dans le projet que Dieu leur a mis à cœur au lieu de garder les yeux exclusivement rivés sur notre projet ?
Ainsi, cette histoire familiale nous rappelle que se comparer aux autres n’est pas un chemin de vie et apporte plus de souffrance que de bienfaits. Elle nous invite à dépasser nos compétitions, nos luttes pour être la première, le premier et notre tendance à mesurer notre valeur à nos accomplissements, qui pour Léa et Rachel étaient identiques au nombre d’enfants qu’elles avaient portés. Cela nous place devant la question suivante : par quoi cela est-il remplacé dans notre vie aujourd’hui ? une réussite professionnelle, une vie amoureuse et familiale comblée, une reconnaissance de la part de notre encourage ?
À travers ce récit aux multiples rebondissements, nous sommes encouragés à nous ouvrir à la grâce, qui nous attend au bout du chemin, quel qu’il soit, comme le souligne Marion Muller-Colard dans son beau et parlant poème :
« Le problème est
que je suis un pur produit
d’une société qui réclame
de justifier nos vies
à la mesure de nos performances
‘‘Obligation de résultat’’
est un mantra puissant
logé dans mes tympans […]
Le problème est
que j’ai cru nécessaire
d’être première
de toutes les classes […]
Le mot grâce
manifestement
n’est pas encore descendu
de ma tête aux entrailles […]
[Mais] lorsque vous saluez
le Maître de votre vie
vous n’avez
qu’une chose à lui dire :
- Je sais que tu es celui
qui sait qui je suis »[11]
Seigneur, viens à notre secours et ouvre nos yeux à ta lumière, afin que nous comprenions à quelle espérance tu nous as appelés ![12]
Après une petite pause d’été, toute l’équipe vous retrouvera avec plaisir à partir de mi-août. Très bon été à toutes et tous ! N’hésitez pas à faire un tour sur le blog en attendant de nouveaux articles 😊

Références
[1] Victor P. Hamilton, The Book of Genesis, Chapters 18-50, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 1995, p. 268.
[2] Cf. Ibid., p. 270.
[3] Ibid., p. 271.
[4] Wilda C. Gafney, Womanist Midrash, A Reintroduction to the Women of the Torah and the Throne, Westminster John Knox Press, Louisville, 2017, p. 62.
[5] Cf. Victor P. Hamilton, op. cit., p. 268.
[6] Ibid., p. 268.
[7] Bruce K. Waltke with Cathi J. Fredricks, Genesis. A Commentary, Zondervan, Grand Rapids, 2001, p. 410.
[8] Cf. Dena Dyer, « What Rachel et Leah Can Teach Us About Rivaleries in Leadership », The Better Samaritan, en ligne : https://www.christianitytoday.com/better-samaritan/2023/mnay/what-rachel-and-leah-can-teach-us-about-rivalries-in-leader.html, consulté le 21/06/2023.
[9] Wilda C. Gafney, op. cit., p. 62.
[10] Cf. Ibid., p. 61.
[11] Marion Muller-Colard, Le plein silence, Petite Bibliothèque de Spiritualité, Labor et Fides, Genève, 2018, pp. 74-76, 83.
[12] Cf. Ep 1.18.
Quel magnifique article ! Merci !
Très bonne analyse. Merci.
RME
Le problème est
que je suis un pur produit
d’une société qui réclame
de justifier nos vies
à la mesure de nos performances
‘‘Obligation de résultat’’
est un mantra puissant
logé dans mes tympans […]
Le problème est
que j’ai cru nécessaire
d’être première
de toutes les classes […]
Le mot grâce
manifestement
n’est pas encore descendu
de ma tête aux entrailles […]
[Mais] lorsque vous saluez
le Maître de votre vie
vous n’avez
qu’une chose à lui dire :
” Je sais que tu es celui
qui sait qui je suis »
Seigneur, viens à notre secours et ouvre nos yeux à ta lumière, afin que nous comprenions à quelle espérance tu nous as appelés !
MERCI DE TOUT COEUR POUR CET ENSEIGNEMENT, DEMEUREZ BENIS