J’ai une profonde compassion pour Léa. Quand je lis son histoire, un sentiment d’injustice m’envahit. Son environnement a de quoi nous révolter. Mais son récit nous émerveillera aussi de par les traces de la grâce que l’on peut y percevoir et le changement qui s’opère à l’intérieur des vies. Toutefois, le chemin sera long, très long…
La ruse comme trait d’union
Jacob, le deuxième fils d’Isaac, est en fuite devant son frère aîné Ésaü dont il vient de voler le droit d’aînesse et la bénédiction, par ruse et tromperie, en complicité avec sa mère Rebecca. Jacob s’enfuit en sens inverse de la plupart d’entre nous, il s’enfuit vers ses racines, vers la famille de sa mère. Il commence à travailler pour son oncle Laban, qui semble ne pas être très commode, lui non plus, comme le montrera la suite du récit. C’est à se demander s’il y a un dysfonctionnement dans leur famille d’origine, un trait de caractère dans la fratrie, qui mène à ce comportement destructeur, cette facilité à avoir recours à la tromperie.
Étrangement, quand Jacob « racont[e] à Laban tout ce qui lui [est] arrivé » (Gen 29 : 13), « Laban lui dit : ‘‘Tu es vraiment de ma famille, du même sang que moi.’’ » (Gen 29 : 14). Le narrateur nous invite-t-il subtilement à y percevoir un double sens ? Laban discerne dans le récit de Jacob la véracité du lien familial qui les unit, mais peut-être se reconnaît-il aussi dans le scénario de tromperie inventé par sa sœur et son neveu. Il y a bien là quelque chose qui lui est familier, comme inscrit dans ses gènes.
Sept ans pour la main d’une femme
Jacob commence donc à travailler comme berger auprès de son oncle. Au bout d’un mois, Laban lui propose de fixer lui-même son salaire. Cette démarche, qui pourrait à la première lecture paraître avenante, sert en réalité à passer d’un lien familial à un « arrangement économique »[1], comme le remarque Bruce K. Waltke : « ce que Laban aurait dû faire en tant que proche parent aimant, c’est aider Jacob à commencer à construire son propre chez-soi »[2].
Jacob, lui, n’a qu’une chose en tête : Rachel, il lui faut Rachel. Comme il n’a ni argent, ni bien en sa possession et ne peut pas compter sur ses parents, il propose sa main-d’œuvre : « Je travaillerai sept ans à ton service pour épouser Rachel, ta fille cadette » (Gen 29 : 18). Il ne rechigne devant rien en offrant une dot très élevée[3]. Le narrateur nous confie que Jacob aimait Rachel, tellement que « ces années lui semblèrent passer aussi vite que quelques jours » (Gen 29 : 20). Remarquons que le narrateur ne dira jamais si Rachel ou Léa aimaient Jacob, ce qui pourrait laisser l’impression qu’il importait avant tout pour elles d’être aimées. Dans la société de l’époque, l’homme aime, choisit, épouse une femme, la femme souhaite être aimée, choisie, épousée et donner des fils à son mari.
Le contexte est bien patriarcal : la main d’une femme comme salaire, c’est comme si Jacob payait pour pouvoir épouser Rachel. Dans le contexte dans lequel j’écris, c’est inconcevable, mais malheureusement, ce comportement est encore bien présent dans d’autres endroits du monde.
La vie d’aucune femme, la vie d’aucun être humain ne devrait se mesurer en chiffres, en argent, en temps de travail.
Mais d’une manière positive, la dot semble avoir été une sorte de sécurité financière pour l’épouse qui en recevait l’intégralité ou une partie au moment où l’héritage était distribué ou lors du décès de son mari[4].
Comparaison sur la beauté extérieure
Le narrateur précise également que Laban avait deux filles : Léa, l’aînée qui « avait le regard terne, tandis que Rachel était bien faite et ravissante » (Gen 29 : 17). C’est la différence de beauté extérieure qui sert de comparaison entre les deux sœurs. L’une bien faite, l’autre terne. C’est tout. Pas de commentaires ni sur leur caractère ni sur leur intelligence, comme c’est le cas dans d’autres textes bibliques, pour Abigaël par exemple (1 Sam 25 : 3). Cette description minimaliste fait ressortir une violence qui attire l’attention du lecteur, de la lectrice sur une blessure permanente, un gouffre infranchissable entre les deux sœurs. Les critères de beauté étant fixés par la société[5], elles sont toutes deux prisonnières dans un schéma dont elles ne peuvent s’échapper. On pourrait aussi déjà percevoir une potentielle rivalité entre les deux sœurs.
De tromperie en tromperie
364 semaines plus tard, quand le grand jour arrive, Laban a recours à sa première tromperie : le soir du premier jour de la semaine des noces, c’est Léa et non pas Rachel qu’il place dans les bras de Jacob. Il fait nuit, la mariée est voilée[6] et le repas de noces a été abondamment arrosé. Jacob ne se rend compte de rien. C’est seulement au matin que ses yeux s’ouvrent. Abasourdi, il comprend qu’il a été trompé à son tour. Les liens familiaux avec Laban se resserrent cruellement.
D’un pas vif, Jacob s’en va demander des explications à son oncle : « Pourquoi m’as-tu trompé ? » (Gen 29 : 25). Relevons que cette tromperie, comme celle de Jacob envers Ésaü, est en lien avec le droit d’aînesse : « Ce n’est pas la coutume dans notre région de marier la cadette avant sa sœur aînée. » (Gen 29 : 26), se justifie Laban sans scrupule, sans mauvaise conscience face à l’interrogation de son neveu. « De même qu’Ésaü, en tant que frère aîné, s’interpose entre Jacob et la bénédiction, ici c’est une sœur aînée qui s’interpose entre Jacob et son véritable amour. »[7]
Dans les deux tromperies, il y a le fait de faire semblant, de prétendre être quelqu’un que l’on n’est pas[8].
Dorénavant, la simple existence de Léa dans sa vie rappellera à Jacob ses propres erreurs, sa propre tromperie envers son frère Esaü.
Jacob est battu avec ses propres armes. Lui qui a volé le droit d’aînesse de son frère, est trompé pour que le droit d’aînesse de Léa ne soit pas violé. C’est comme si Laban lui disait : « Peut-être qu’en Canaan, [tu as pu] usurper un Ésaü, mais cela n’arrivera pas dans [m]a patrie. »[9] La préoccupation du droit d’aînesse est constante dans la société de l’époque. L’aîné a une place particulière qui est enviée par les cadets, tout est écrit d’avance. On peut y percevoir une critique de la part du narrateur : une trop grande préoccupation du droit d’aînesse n’apporte que des souffrances et des enfermements.
Il y a certainement du vrai dans la réponse de Laban, qui utilise un mot qui « se réfère à des violations graves de la coutume »[10]. Mais elle ressemble tout de même à un prétexte, car il propose à Jacob de lui donner, à la fin de la semaine des noces, Rachel en plus de Léa en échange de sept autres années de travail. La coutume a bon dos, surtout quand elle sert à faire du profit !
Léa et Rachel, figurantes ?
Les deux sœurs mariées au même homme en espace d’une semaine. Quel début difficile dans la vie maritale, pour l’une comme pour l’autre ! Rivalité, compétition et jalousie sont comme programmées d’avance.
Quelle entrée dans la sexualité aussi ! Léa a dû coucher avec un homme qui ne la reconnaît même pas, qui ne l’aime pas ou en tout cas moins que sa sœur. Léa est considérée comme un objet, elle est utilisée par son père qui s’enrichit en profitant par ruse des services de Jacob pendant sept années supplémentaires. Sept années pour Rachel, sept années pour Léa, là au moins il n’y a pas de différence. Et Rachel, l’élue de Jacob, vient en second ; elle aussi a été trompée et abusée. Dans cette situation, sa beauté ne lui est d’aucun secours. Durant toute sa vie, elle devra partager son mari avec celle qui deviendra sa rivale, sur qui elle pensait avoir un avantage à vie.
La passivité des sœurs est frappante pour un lecteur, une lectrice de nos jours. Mais dans une société patriarcale, leur marge de manœuvre n’était pas bien grande, voire inexistante : dans ce contexte, il était plus attendu que les hommes agissent et les femmes réagissent. Léa et Rachel, auraient-elles eu d’une manière ou d’une autre le choix de refuser les manigances de leur père ? Difficile à dire. Peut-être l’ont-elles essayé. Il se pourrait aussi que les deux sœurs aient été tellement habituées à la tromperie comme valeur familiale qu’elles se sont résignées et ont suivi.
Et Dieu dans tout cela ?
Dans la perspective du narrateur, on a l’impression que Dieu prend parti pour Léa. Il voit son chagrin et il intervient en sa faveur : « Quand le Seigneur vit que Léa était moins aimée que Rachel, il la rendit féconde, alors que Rachel était stérile » (Gen 29 : 31). Rachel souffre du même mal que sa tante et belle-mère Rébecca et Sara, la grand-mère de son mari. Il y a ici un autre schéma familial qui se répète douloureusement.
C’est la première fois que Dieu entre en scène, depuis qu’il est apparu à Jacob à Bethel[11]. Dieu console Léa par ce qui, à l’époque, était considéré comme « la plus grande joie dans la vie d’une femme »[12], mais la satisfaction de Léa n’est pas complète : l’amour de son mari lui fait toujours défaut[13]. Notons que le narrateur ne dit pas que Dieu rend Rachel stérile, mais qu’il ne fait, pour l’instant, rien pour la rendre fertile. C’est bien plus tard qu’il « pens[e] à Rachel » (Gen 30 : 22), exauce ses prières et enlève sa stérilité, vécue comme une véritable honte à l’époque, ce qui explique la grande jalousie de Rachel face à la fécondité de sa sœur[14].
Quand la souffrance pousse vers une spirale infernale
Léa donne naissance à quatre fils : Ruben, Siméon, Lévi et Juda. Rongée par la jalousie (Gen 30 : 1), Rachel essayera tout pour avoir elle aussi des enfants. Tout d’abord, elle attribue la toute-puissance à Jacob : elle le supplie de lui donner des enfants en mettant sa vie sur la balance, « sinon je mourrai » (Gen 30 : 2). Mais Jacob n’est pas Dieu et il le lui fait bien comprendre. Puisque Rachel veut des enfants de Jacob coûte que coûte, elle suggère qu’il s’unisse à sa servante Bila, ce qui était une coutume connue à l’époque. De cette union naîtront Dan et Neftali, que Rachel adopte. Cette fois-ci, nous sommes entrés dans une autre dimension qui dépasse la relation triangulaire entre Jacob et ses deux épouses. Sans que l’on demande son avis, une quatrième personne, elle aussi prisonnière de la société patriarcale dans laquelle elle vit, se trouve impliquée dans la vie familiale et sexuelle de Jacob, Rachel et Léa.
Nous avons ici à nouveau deux schémas familiaux qui se répètent : premièrement, deux générations plus tôt, Abram et Saraï ont déjà eu recours à cette technique avec tout ce qu’elle a engendré comme souffrance, division et séparation douloureuse dans leur famille. Deuxièmement, Rachel agit ici comme son père, qui a usé de sa position supérieure dans la hiérarchie de la société patriarcale pour placer ses filles comme des pions là où il le voulait. Et Jacob dans tout cela ? Il se laisse faire comme son grand-père Abram. Pourtant, en refusant de s’unir à Bila, il aurait brisé une spirale infernale. La passivité initiale de ses femmes a déteint sur lui.
On aurait pu s’arrêter là après cette combine douteuse née de la jalousie (Gen 30 : 1).
Mais non, faire ou faire faire des enfants ne soigne pas la douleur d’être mal aimée ou en comparaison perpétuelle avec l’autre.
À son tour, Léa ne supporte pas de ne plus tomber enceinte, car traditionnellement la valeur d’une femme dépendait notamment de sa capacité à donner des fils à son mari. Elle suit l’exemple de sa sœur, et donne pour femme à Jacob sa servante Zilpa, cinquième personne à être entraînée dans ce drame familial.
Comment la grâce de Dieu se frayera-t-elle un chemin dans ce chaos douloureux pour tout le monde ? Deuxième épisode à suivre la semaine prochaine : « Léa : de la course aux bébés à la sororité, ou comment abandonner nos rivalités ».
Références
[1] Bruce K. Waltke with Cathi J. Fredricks, Genesis. A Commentary, Zondervan, Grand Rapids, 2001, p. 404.
[2] Ibid., p. 404.
[3] Cf. Gordon Wenham, Word Biblical Commentary, vol. 2, Genesis 16-50, Word Books, Dallas, 1994, p. 243.
[4] Cf. Victor P. Hamilton, The Book of Genesis, Chapters 18-50, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 1995, p. 289.
[5] L’adjectif veut littéralement lire « douce ». Bruce K. Waltke commente : « Les yeux de Leah n’ont pas le feu et l’éclat que les Orientaux considèrent comme de la beauté. » Bruce K. Waltke with Cathi J. Fredricks, op. cit., p. 405.
[6] Cf. Victor P. Hamilton, op cit., p. 262.
[7] Ibid., p. 258.
[8] Cf. Ibid., p. 262.
[9] Ibid., p. 263.
[10] Ibid., p. 263.
[11] Cf. Ibid., p. 265.
[12] Gordon Wenham, op. cit., p. 243.
[13] Cf. Ibid., p. 243.
[14] Cf. Dena Dyer, « What Rachel et Leah Can Teach Us About Rivaleries in Leadership », The Better Samaritan, en ligne : https://www.christianitytoday.com/better-samaritan/2023/mnay/what-rachel-and-leah-can-teach-us-about-rivalries-in-leader.html, consulté le 21/06/2023.
Merci pour cet éclairage sensible d’une histoire si lointaine et si proche à la fois !
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