Textes bibliques

Abigaël, l’insoumise

En tant que « bonne épouse », Abigaïl n’aurait-elle pas dû se soumettre à son mari ? Le récit de 1 Samuel 25, mettant en scène deux hommes et une femme, montre comment une femme insoumise, inspirante et intelligente, agit selon le cœur de Dieu. 

Un homme dur et méchant 

Le premier personnage qui entre en scène est « un important propriétaire » (v. 2) de la région de Karmel, petite ville près de Maon, dans le territoire de Juda[1]. Le décor planté est plutôt positif : c’est la période de la tonte des troupeaux, qui a lieu au printemps[2]. C’est un moment de travail, mais aussi un moment festif, l’occasion de se réjouir de la providence de Dieu, de sa protection tout au long de la saison qui vient de s’achever. Pourtant, la fête n’est pas vraiment au rendez-vous. 

Le narrateur précise que cet important propriétaire s’appelle « Nabal et sa femme Abigaïl » (v. 3). Dès le départ, le texte biblique est très clair. Abigaïl « était intelligente et belle, tandis que son mari était dur et méchant. » (v. 3). Quel contraste frappant ! Un couple mal assorti, pourrait-on dire. Constat qui est accentué par la structure du verset en chiasme (homme / sa femme / femme / homme), plaçant Abigaël au centre[3]. Avant que nous ne voyions Nabal interagir avec d’autres personnages du récit, nous sommes avertis de sa dureté et de sa méchanceté. Pourtant, il « était du clan de Caleb » (v. 3), indiquant peut-être qu’il appartenait « au clan le plus important de la région »[4]. L’auteur mentionne-t-il cette appartenance pour montrer combien le comportement de Nabal est éloigné de son ancêtre Caleb, un des deux espions parmi les douze envoyés dans le pays promis, qui ne sont pas revenus en murmurant ? Ou le fait-il plutôt par jeu de mots portant sur les consonnes du prénom Caleb, identique à celles de « chien »[5] ?

Dix hommes de David viennent vers ce membre du clan de Caleb, avec un message qui contient une bénédiction et une demande. Le futur roi envoie dix hommes et non pas un ou deux : « il demandait [donc] une quantité importante de nourriture à Nabal »[6]. Néanmoins, la réaction du riche propriétaire est à la hauteur de son caractère : dure et méchante. Il étale son avarice. Il fait semblant de ne pas connaître David. Il tient ses possessions les poings fermés, alors que ce sont David et ses compagnons qui ont considérablement contribué à sa réussite. Un de serviteurs de Nabal va jusqu’à dire qu’« ils ont été comme une muraille protectrice autour » d’eux (v. 16).

Un deuxième homme colérique

Un deuxième homme monte sur scène. Dans ce récit, David lui-même ne semble pas agir selon la sagesse, sauf au début, où il négocie « poliment et humblement avec cet homme puissant »[7] qu’est Nabal. C’est à partir de la réponse négative de Nabal que cela se gâte visiblement. Cette dernière le met tellement en colère qu’il mobilise 400 de ses hommes afin de prendre au moyen de la force ce que le riche propriétaire ne veut pas lui donner en juste récompense. Nabal lui a rendu « le mal pour le bien » (v. 21). David réagit en projetant de rendre le mal pour le mal, « de se faire justice [lui]-même » (v. 26), comme Abigaïl le discerne très bien. 

Pas une once de pondération dans les propos de David. Il est complètement aveuglé par sa colère et l’apitoiement sur lui-même : il ne lui suffit pas de projeter de tuer Nabal, mais les autres hommes de la famille sont également visés ! La colère qui surgit tout d’un coup dans ce récit est-elle une colère refoulée que David ne s’autorise pas à avoir contre Saül ? Colère qui trouve ici une échappatoire en étant déviée vers une autre personne qui n’est pas le premier roi d’Israël choisi par Dieu ? Colère qui couvre peut-être la tristesse ressentie face à la mort du prophète Samuel, survenue peu de temps avant les événements de notre récit.  

Récit « sandwich »[8] à haute signification

Notre passage est situé entre deux récits relatant comment David épargne le roi Saül qui le traque de cachette en cachette, de désert en désert (chapitres 24 et 26). C’est donc la même thématique qui est abordée dans ce récit « du milieu » :  à qui la vengeance appartiendra-t-elle, à David ou au Seigneur[9] ? La pensée de David semble s’être précisée grâce à l’épisode de Nabal : au chapitre 24, il souhaite que Dieu le venge de Saül (24.12), tandis qu’il l’affirme avec conviction au chapitre 26 (v. 10)[10]. Il est probable que le fait d’avoir constaté de près le sort tragique qui a été celui de Nabal ait contribué à renforcer la conviction vacillante de David. Il valait mieux ne pas se venger soi-même mais tout remettre entre les mains de Dieu. 

Mais il y a aussi une différence entre notre récit et les deux chapitres qui l’entourent : ici « David désire la vengeance et ce sont les mots [et les actes] d’autres qui l’en empêchent »[11]. Les mots et les actes d’une femme avisée, d’une femme de paix, pourtant « prise entre deux systèmes puissants qui menacent à la fois sa vie et celle de sa famille »[12] : « le pouvoir établi »[13], incarné par son mari et « découl[ant] de ses vastes propriétés, de son agriculture et de ses richesses »[14], et « le pouvoir de David [qui] vient de la violence, développée dans son passé militaire et alimentée par le désespoir »[15].

Une femme indépendante

Un des serviteurs de Nabal avertit Abigaïl du refus de son mari de partager sa joie et sa réussite avec David (v. 14) et montre de cette façon sa confiance et sa loyauté envers elle[16]. Abigaïl prend les choses en main, en faisant preuve de générosité : elle prend « deux cents pains, deux outres de vin, cinq moutons tout apprêtés, cinq mesures de grains grillés, cent grappes de raisins secs et deux cents gâteaux de figues » (v. 18). Ce n’est pas une petite collation qui sert à « apaiser et distraire la colère de David »[17] ! La suite du récit relate qu’Abigaïl se met elle-même en route pour apporter ces vivres à David et à ses hommes, en tant que messagère de paix, médiatrice entre deux hommes. 

Il est remarquable de constater qu’elle agit de son propre chef et ne parle pas à son mari de son entreprise, comme le narrateur le souligne explicitement à la fin du verset 19.

Abigaïl est une femme d’action indépendante qui sait prendre des décisions et faire face à l’urgence.

En tant que « bonne épouse », Abigaïl n’aurait-elle pas dû se soumettre à son mari et ne rien donner à David et à ses hommes ? La réponse est ici clairement négative. Tout dans le récit semble approuver son insoumission. La soumission n’est donc pas judicieuse en toute occasion et elle n’est pas à sens unique. 

Au verset 20, le lecteur est tenu en haleine : « Installée sur son âne, elle descendait, cachée par la colline. Pendant ce temps, David et ses compagnons avançaient dans sa direction. Soudain, elle se trouva en face d’eux ». Abigaïl avance vers son projet d’apaisement. David avance vers son projet de mort. Leurs trajectoires vont se croiser, mais qui aura le dernier mot ? La paix dont Abigaïl est porteuse ? Ou la colère de David ? 

Un type du Christ ?

Dans cette rencontre avec le futur roi, Abigaïl parle la première et le plus longtemps, comparé aux autres prises de parole dans ce chapitre[18]. « Son discours est [aussi] l’un des plus longs discours prononcés par une femme rapportés dans l’Ancien Testament »[19].

Abigaïl sait s’adapter aux situations et aux personnes et montre ainsi une intelligence émotionnelle.

Ici, elle se comporte en servante et prend sur elle la faute de son mari : « À moi la faute, mon seigneur, à moi seule ! » (v. 24), et plus loin, « Veuille aussi me pardonner ma faute » (v. 28). N’est-ce pas contraire à certaines croyances qui affirment que le mari serait spirituellement responsable de son épouse ? Sa démarche pourrait aussi être comprise comme une manière de protéger toute sa famille et son mari du malheur, tout « en allant à l’encontre [… d]es souhaits »[20] de ce dernier. Si David est apaisé, Nabal ne risque pas de mourir. Certains voient ainsi en Abigaïl un type du Christ et les points de ressemblance méritent d’être relevés : 

  • « Abigaïl arrive sur un âne
  • Elle présente une offrande pour l’offense de Nabal (sacrifice pour le péché)
  • Elle demande à David de faire porter la responsabilité de l’offense sur elle seule (culpabilité de substitution)
  • Elle prophétise au sujet du règne de David (annonçant le royaume)
  • Elle est une artisane de paix » [21]
  • Elle dit être prête à laver les pieds des serviteurs de David. 

Un autre élément pourrait nous surprendre. Elle n’hésite pas à dire publiquement la vérité à propos de son mari, en le décrivant comme « un individu malfaisant » qui porte bien son nom, faisant un jeu de mots entre Nabal et la folie (nebalah en hébreu), ayant une sonorité très ressemblante (v. 25)[22]. Elle va jusqu’à dire : « c’est vraiment une brute ! » (v. 25) Paroles incroyablement provocatrices à nos oreilles. 

Une femme prophétesse

Abigaïl est donc décrite comme étant intelligente et audacieuse.

Le discernement spirituel dont elle fait preuve complète le tableau de cette femme selon le cœur de Dieu.

Dans son argumentation face à David, elle lui fait comprendre que ce qu’il a projeté de faire n’est pas compatible avec son appel de futur roi (vv. 30-31)[23]. Elle discerne aussi que Dieu guide la vie de David[24] et qu’il a de grands projets pour lui, ce qui fait d’elle une prophétesse. En effet, « [s]elon la Méguila (l’un des traités du Talmud), les rabbins considèrent Abigaïl comme l’une des sept prophétesses qui ont prophétisé sur Israël. »[25]

Face au bon sens et à la générosité d’Abigaïl, David reprend ses esprits. Il reconnaît qu’elle a raison[26], il reconnaît qu’il était sur le point de se faire justice lui-même et de commettre un meurtre. Par sa démarche empreinte de paix, « Abigaïl n’a pas seulement sauvé sa vie et celle de sa famille, mais aussi l’avenir de David et celui d’Israël »[27] ! Oui, « Dieu inclut et honore les femmes dans ses plans de rédemption »[28].

Par sa demande en mariage, qui intervient après la mort de Nabal, le futur roi montre qu’il a assez d’humilité pour s’avouer que la sagesse d’Abigaïl pourra lui éviter de commettre des erreurs. David ne craint pas d’épouser une femme qui a fait preuve d’insoumission. Elle devient donc la deuxième, voire la troisième[29] femme de David. 

Quand Dieu honore l’audace des femmes

« Dieu honore constamment [l’]audace [des femmes dans l’Écriture], non pas dans le sens d’une agressivité envers les hommes ou les autres, mais dans leur sagesse et leur obéissance à Dieu. »[30] Nous avons ici le portrait d’une femme de courage, une femme de paix, une femme douée de discernement. Une femme qui a su se mettre à l’écoute de Dieu. Une femme d’action aussi. De quoi nous inspirer toutes et tous ! 


Références


[1] David Toshio Tsumara, The First Book of Samuel, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 2007, p. 397.

[2] Cf. Note de la Nouvelle Français Courant, Biblio, Paris, 2019, p. 372.

[3]  Tsumara, p. 577.

[4]  Ibid.

[5]  Ibid.

[6]  Tsumara, p. 579.

[7]  Tsumara, p. 580.

[8] Tsumara, p. 575.

[9]  Tsumara, p. 577.

[10]  Tsumara, p. 575.

[11]  Ibid.

[12] « Abigail : Businesswoman, Diplomat, Peacemaker, Prophet », Women in Scripture and Mission : Abigail, CBE, en ligne https://www.cbeinternational.org/resource/women-in-scripture-and-mission-abigail/?eType=EmailBlastContent&eId=1868b6ae-8df9-48a4-b649-e2a4547c9c28, consulté le 21/12/2022. 

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Tsumara, p. 587.

[19] Marg Mowczko, « Abigail: A Bible Woman with Beauty and Brains », mars 2013, en ligne : https://margmowczko.com/abigail-1-samuel-25/, consulté le 31 janvier 2023. 

[20] Ibid.

[21] Heather Celoria, « Abigail: Old Testament Type-of-Christ », juillet 2012, en ligne : https://www.cbeinternational.org/resource/abigail-old-testament-type-christ/, consulté le 18/01/2023. 

[22] Cf.  David Toshio Tsumara, The First Book of Samuel, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 2007, p. 588.

[23] Cf.  David Toshio Tsumara, The First Book of Samuel, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 2007, p. 576.

[24] Cf.  David Toshio Tsumara, The First Book of Samuel, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 2007, p. 587.

[25] Marg Mowczko, « Abigail: A Bible Woman with Beauty and Brains », mars 2013, en ligne : https://margmowczko.com/abigail-1-samuel-25/, consulté le 31 janvier 2023.

[26] Cf.  David Toshio Tsumara, The First Book of Samuel, NICOT, Eerdmans, Grand Rapids, 2007, p. 592.

[27] « Abigail : Businesswoman, Diplomat, Peacemaker, Prophet », Women in Scripture and Mission : Abigail, CBE, en ligne https://www.cbeinternational.org/resource/women-in-scripture-and-mission-abigail/?eType=EmailBlastContent&eId=1868b6ae-8df9-48a4-b649-e2a4547c9c28, consulté le 18/01/2023.

[28] Heather Celoria, « Abigail: Old Testament Type-of-Christ », juillet 2012, en ligne : https://www.cbeinternational.org/resource/abigail-old-testament-type-christ/, consulté le 31/01/2023. 

[29] Après Mikal et Ahinoam de Jizréel.  À ce moment du récit, Mikal a été donnée par son père à Palti, mais plus tard, quand David est en position de force, il la « récupère » comme sa femme (1 Sam 25.44 ; 2 Sam 3.12-16).

[30] Heather Celoria, « Abigail: Old Testament Type-of-Christ », juillet 2012, en ligne : https://www.cbeinternational.org/resource/abigail-old-testament-type-christ/, consulté le 18/01/2023.

À propos Lydia Lehmann

Lydia Lehmann, titulaire d'un master en théologie de la FLTE, est actuellement co-pasteure dans une Eglise de l’AEEBLF au sud de Bruxelles. Elle est l'autrice de "Côte à côte. Quand femmes et hommes avancent ensemble", responsable de ce blog et amoureuse de poésie qu'elle pratique quotidiennement. Elle vit avec son mari et leur fils dans la région namuroise.

4 comments on “Abigaël, l’insoumise

  1. David R.

    Merci pour cette excellente et stimulante contribution : quel exemple de foi, de courage et de discernement !

  2. Voilà un texte fort intéressant, nous parvenant d’un temps historique où le statut officiel de la femme sera encore “mineure à vie” et donc soumise.
    Oui, il est malsain et anti biblique d’approuver des erreurs et fautes de notre prochain ou de notre partenaire. Chacun reste responsable des ses actes et recherchera la réparation et le pardon.

  3. Bonsoir,
    Un enseignement fondamental de Jésus est :
    “Soumettez-vous les uns aux autres” Éphésiens. 5.21
    La soumission et l’obéissance sont des vertus dans la bible
    alors que ds notre culture, ces mots ont pris un sens négatif.
    Par contre et même dans l’A.T. au travers de mes lectures,
    on différencie la soumission qui est un état intérieur,
    une attitude de cœur, de l’obéissance qui est plutôt une action.
    La soumission est donc IMPÉRATIVE alors que l’obéissance est RELATIVE.
    D’ailleurs on peut obéir et avoir la haine à l’intérieur de soi,
    mais désobéir tout en étant soumis et respectueux !
    C’est parce qu’ Abigail était une femme soumise ds le bon sens, que
    pour glorifier Dieu et faire évoluer son entourage, elle a du désobéir.
    C’est pour cette raison que même dans le judaïsme, elle fait partie
    des 7 prophétesses et des matriarches qui ont par leur sagesse
    enseigné le peuple d’Israël, un exemple à suivre !
    Jésus lui même, le seul homme sans péché a désobéi à ses parents
    à l’âge de 12 ans pour faire la volonté de Dieu, alors que le texte
    dit aussi qu’il leur été soumis.
    Votre relecture de cette histoire est vraiment précieuse et éclairante
    pour déconstruire les fausses idées sur la soumission (utilisée pour annihiler toute initiative des femmes) et en prenant
    appui sur les textes. BRAVO ! On espère d’autres exemples…….

  4. Jean-Marc BELLEFLEUR

    Merci Lydia pour cette mise en lumière fort… éclairante. Je partage la conclusion et les commentaires.

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