Textes bibliques

Tamar, ombre ou diamant ?

L’histoire épouvantable du viol de la fille de David (2 Samuel 13 : 1 – 22)

Vous entendez souvent prêcher sur le viol de Tamar ? Victoria Declaudure s’approche courageusement de ce texte douloureux et explique pourquoi il faut le prendre au sérieux. Elle propose (en vert) des pistes éventuelles pour faire le lien entre cette histoire et la problématique actuelle. Nous publions cet article à l’approche de la Journée Internationale de la Femme, célébrée tous les ans le 8 mars.

L’existence d’une journée internationale pour promouvoir le statut des femmes en tant que personnes rend compte d’un problème universel : une pleine reconnaissance de ce statut est trop souvent entravée par différentes formes de domination et de privilèges masculins

La Bible en parle. Et si la Bible en parle, c’est que Dieu, le Créateur, s’en soucie.

En effet, le texte biblique ne cache rien de ce problème. Ses auteurs – surtout ceux de l’Ancien Testament – ne ménagent pas nos sensibilités quand il s’agit de raconter la violence et l’oppression vécue par certaines femmes rencontrées dans ces pages.  

Plus encore, la Bible en fait le diagnostic. Dès le début, Dieu pointe le doigt divin sur la cause de ce que nous observons autour de nous, ces inégalités, ces viols, ces féminicides. Il dit expressément que la domination sera une des conséquences de la chute (Gn 3 : 16) ; on peut donc la qualifier de « symptôme de mort » (Gn 2 : 17), et de péché.

Et dans les suites du récit de l’humanité, le désir de dominer les autres imprègne les relations humaines comme un peu de levain fait lever toute la pâte. 

Finalement, la Bible en est juge. Le récit du Déluge rend clair ce verdict contre la violence (Gn 6 : 13). Ces premiers chapitres de la Bible sont cruciaux : non seulement ils prouvent la nécessité d’un plan de salut, mais ils fournissent aussi une grille de lecture pour aborder les récits violents de l’Ancien Testament

Grille indispensable, car sans elle ces histoires qui heurtent, qui choquent – surtout dans l’absence d’un commentaire explicite de la part des auteurs bibliques – pourraient faire croire que Dieu ne dit rien, ne fait rien, est indifférent à la souffrance des victimes… et la question m’a bien été posée un jour par une lectrice de la Bible : pourquoi Dieu n’a-t-il rien fait ?

Cette jeune femme me parlait du viol de Tamar, la fille du roi David.
Car il n’y a pas eu de justice pour elle …

L’histoire épouvantable de Tamar

Le récit de ces évènements ignobles se trouve dans 2 Samuel 13 : 1 – 22, et j’avoue ne l’avoir jamais entendu, abordé dans une prédication (sauf par moi-même !) Tamar, princesse royale, et de ce fait choyée et protégée, devait être en sécurité dans le palais de son père. Mais le regard lascif et incestueux de son demi-frère la transforme en une chose à posséder, dont on se lasse l’instant après. Feignant la maladie, il lui demande de préparer un plat délicieux pour stimuler son faible appétit, alors que le met raffiné qu’il entend dévorer, c’est elle. Pour ce prince privilégié, habitué à voir ses moindres volontés s’accomplir, Tamar n’est qu’une simple friandise, pas plus conséquente qu’un de ses petits gâteaux, et non une personne réelle. 

Triste, triste histoire. 

La réaction de Tamar, ses pleurs, sont, à mon avis, un des moments les plus pathétiques et authentiques de toute la Bible. Outre le traumatisme de l’attaque physique, les mœurs culturelles de l’époque veulent qu’elle soit désormais « une femme déshonorée ». On ne voudra plus d’elle. Elle peut tirer un trait sur son avenir. 

La lumière disparaît de ses yeux.

Il faut avoir un cœur de pierre pour ne pas être touchée par sa détresse.

Naturellement, en lisant une histoire biblique, on s’attend à être édifié. Bien souvent, dans un choix de texte pour la prédication, on cherche un héros à qui s’identifier : David contre Goliath, Esther qui sauve son peuple. On cherche le principe biblique que l’on pourra appliquer à notre propre marche avec le Seigneur.

Mais des cinq personnages de ce récit à qui peut-on s’identifier ? 

Amnon le criminel (et Yonadab son complice)

Il est clair que le lecteur n’est pas censé s’identifier avec celui qui commet le crime prémédité de violer sa demi-sœur. Amnon manifeste les caractéristiques classiques d’un prédateur sexuel tels qu’on peut les reconnaître aujourd’hui, et les détails de sa manipulation sont donnés pour prouver sa culpabilité, tels des pièces à conviction.

En ligue avec son cousin Yonadab, il tend un piège à Tamar, se jouant même de son père. David ne se doute de rien et Tamar doit lui obéir et aller prendre soin de son frère.

On estime qu’environ 80% de viols sont commis par des personnes connues de la victime qui ne se doute de rien mais se sent, naturellement, en sécurité. 

Un vrai prédateur fait tout pour mettre sa victime à l’aise.

Amnon compte sur la docilité de Tamar ; préoccupée à cuisiner, elle ne se sent pas en danger ; c’est dans un deuxième temps qu’il fait sortir tout le monde pour l’obliger à s’approcher du lit. Forcément, les serviteurs vont obéir au prince. 

C’est une circonstance aggravante quand un agresseur se sert de son autorité pour obtenir ce qu’il désire – un professeur, un patron, un responsable.

Le texte est clair que ce viol a lieu à cause de la force supérieure d’Amnon : « il la saisit » (v. 11).  Le texte précise aussi que Tamar est ravissante : il désire son corps mais est incapable d’une relation authentique.

Le viol : cela n’a rien à voir avec l’amour, et tout à voir avec le pouvoir. 

La réaction de dégoût d’Amnon suite à sa « dégustation » en est la preuve. Le fait qu’il a autant désiré Tamar parce qu’elle était vierge (v.2) ne fait qu’augmenter sa perversité ; dans son esprit tordu, le « petit gâteau » est entièrement dévoré.

Amnon est incapable d’éprouver la moindre empathie envers sa victime ; la déshumanisation de Tamar est totale. Ce rejet revient à une double victimisation parce qu’il n’a pas l’intention de prendre la moindre responsabilité envers elle. 

On assiste, dans ce récit, à l’étape finale dans la construction d’une personnalité pathologique et pervers, un passage à l’acte sans remords. 

Absalom, un héros ?

Peut-être nous trouverons-nous quelqu’un à qui s’identifier en la personne d’Absalom, le vrai frère de Tamar ?

C’est lui qui la récupère après le viol. Quand elle déchire ses vêtements, couvre sa tête de cendre et son visage de larmes, quitte les appartements de Amnon en pleurs, Absalom comprend ce qui s’est passé. Chose fondamentale pour une victime, il la croit. Il l’invite à habiter chez lui, où elle sera protégée et où elle pourra vivre en paix. 

Mais …

Mais la réponse d’Absalom est insuffisante. Il l’incite à ne rien dire :

« Maintenant, ma sœur, garde le silence ; c’est ton frère. Ne te soucie pas de cette affaire. Tamar, délaissée, s’installa chez Absalom, son frère » (v. 20)

Absalom met l’accent sur la famille. Il ne veut pas mettre des mots sur ce qui s’est passé. Il veut qu’elle oublie. Il lui met une pression pour ne rien dire, participe à la création d’un secret familial, la mise en place d’un tabou.

Ainsi, Absalom veut pourvoir aux besoins physiques de Tamar, mais minimise son trauma. En réalité, il va l’alourdir, car elle va devoir le porter toute seule, et pour toujours. 

C’est une problématique très actuelle. Trop souvent, les victimes de viol, surtout d’un viol incestueux, éprouvent une difficulté pour dire, raconter les faits, qui se sont passés sous silence. Ou bien si elles parlent, elles n’ont pas l’assurance d’être crues, d’obtenir une justice.

Pourtant, Absalom le sait, elle a tout perdu. 

Ils vivent dans une culture de l’honneur. C’est-à-dire, la honte faite à une sœur, à une fille, à une nièce, est une honte faite à la réputation familiale. (Nous voyons dans certains pays, des filles « déshonorées » ou « déshonorantes » littéralement mises à mort par leurs propres familles.)

Ainsi Absalom cherche à taire le crime commis contre Tamar. Il ne dit ni ne fait rien. Il n’aide pas sa sœur à obtenir justice ou réparation. 

Alors comment pourra-t-elle guérir ? Revivre ? Espérer un avenir ?

Absalom n’est donc pas l’héros que l’on espérait. 

David, roi juste ?

Mais il y a David ! Le roi d’Israël, le père de Tamar et Absalom, et le père d’Amnon. « Le roi David apprit tout cela et il fut très fâché » (v. 21)

… 

Et c’est tout. Il n’y a pas plus que ça. Il est furieux. Éprouve-t-il déjà de la compassion pour elle ?

On peut s’en douter… David ne fait rien. Lui le roi, le berger d’Israël, celui qui est censé conduire le peuple selon la justice garde aussi le silence, et il n’y a aucune justice pour Tamar. Une fille a moins de valeur qu’un fils…

D’ailleurs, on n’entend plus parler d’elle. C’est comme si elle était morte, disparue de la terre. 

Le silence et le manque d’action de David provoque des conséquences terribles. D’abord pour Tamar, mais ensuite pour Absalom, dont finalement la colère ne s’apaise pas. Chaque jour chez lui, il doit voir sa sœur vivre comme une ombre. Alors, deux ans plus tard, il met en place un complot et tue le coupable, il tue Amnon. C’est la vengeance. Il exécute une sentence de mort par des moyens illégitimes, alors que David, dans sa capacité de roi, aurait pu faire justice et réparation pour Tamar (cf. Dt 22 : 28,29 ; Ex 22 : 16).

David aurait pu restaurer sa fille.

Cette défaillance de David aura d’autres conséquences graves pour sa famille. Plus tard, Absalom essaiera de prendre le trône à ce père qu’il ne respecte plus, qui, par amour pour son premier-né, n’avait pas fait justice.

Pourquoi ce silence et ce manque d’action de la part de David ? Sans doute qu’il se souvenait trop bien de ses propres crimes contre Urie (cf. 2 Samuel 11) 

Comment alors juger le fils qui se comporte comme le père ?

David, pourtant, avait vécu une profonde repentance personnelle vis-à-vis de son propre péché, et il aurait dû reprendre Amnon et tenter de le guider dans cette voie.

David, roi mais homme pécheur malgré tout, ne parvient pas à faire justice : il n’est pas le héros espéré de cette triste histoire. 

Alors Tamar n’est pas simplement la victime d’un seul homme, mais d’un système patriarcal (et polygame) qui a favorisé son viol et qui n’a pas fait justice pour elle. 

Avons-nous donc une histoire sans héros ?

Il nous reste un dernier personnage à découvrir.

Tamar, ombre d’elle-même ?

Tamar est une princesse, fille du roi David. Ses vêtements magnifiques indiquent son identité, on pourrait la croire protégée de tout mal.

Elle est une femme « idéale » selon les critères de son époque, obéissant aux ordres de son père et ses frères (v. 7, 10, 20).

Puis arrive le drame. 

Sa confiance dans les hommes de sa famille est trahie. 

Tamar est entièrement innocente – la Bible ne lui reproche rien dans cet épisode. Au contraire, l’auteur biblique met bien en évidence son comportement exemplaire, avec le même soin qu’il avait détaillé le complot prémédité d’Amnon. 

Tout au long de la scène, elle agit bien, et elle est bien la seule à le faire. 

Alors c’est dans la bouche de Tamar que la sagesse et la justice de Dieu se trouve. Pourquoi l’auteur biblique ferait-il des commentaires explicites quand Tamar elle-même dit tout ?

Tamar dit non.

Tamar dit qu’on n’agit pas ainsi en Israël !

 « Non, Amnon ! s’écria-t-elle. Ne me fais pas violence ! On n’agit pas ainsi en Israël. Ne commets pas cet acte infâme ! Où irais-je ensuite traîner ma honte ? Et toi, tu passeras pour un ignoble individu en Israël. Voyons, parles-en plutôt au roi, il ne refusera pas de me donner à toi. » (v. 12,13)

Elle rappelle la loi, avertit son frère, invoque le roi (le pouvoir légitime). Elle dit et fait tout ce que les hommes de cette histoire ne font pas.

En se défendant de toutes ses forces, Tamar devient ainsi l’avocate de toutes celles qui n’ont pas pu le faire, que ce soit à cause de la paralysie induite par la peur, le choc ; ou à cause de l’intimidation, ou d’un système judiciaire inadéquat.

L’auteur veille à ce qu’il n’y ait aucun élément textuel ambigüe la concernant.

Après l’agression, lorsque son frère la rejette brutalement, elle réagit à nouveau :

 « Non ! cria-t-elle. Me renvoyer ainsi serait un crime encore plus grand que celui que tu viens de commettre ! » (v. 16)

S’opposant toujours à l’injustice, elle rend le jugement : Amnon doit répondre de son crime et prendre ses responsabilités, c’est la seule façon de la maintenir dans son statut social.

Plus que cela : crier – le texte dit deux fois qu’elle cria – était l’équivalent de se rendre à la gendarmerie pour porter plainte. C’était ce que la loi du pays ordonnait.

Non pas un héros mais une héroïne

Je propose un nouveau titre pour cette histoire biblique : le procès d’Amnon.

Ou bien, le procès d’Amnon, Absalom et David.

Le procès d’Amnon n’est pas fait par le roi David comme il se devait, mais l’auteur biblique le fait à travers les moindres détails de son récit, dans la « cour » de la parole de Dieu.

Le témoignage de Tamar est entendu et validé par le texte biblique, donc par Dieu, et le lecteur. Les faits sont inscrits dans l’histoire d’Israël. Son honneur est ainsi restauré.

L’une des premières nécessités pour les victimes : être crue. 

Cette histoire sordide nous donne finalement une héroïne, une porte-parole de Dieu aux paroles justes. Ainsi ce texte nous informe et nous oriente sur comment agir justement envers les victimes aujourd’hui.

Tamar ne disparaît pas dans l’ombre, oubliée, mais par son courage, son caractère et sa compréhension de la justice divine, elle ressort comme un diamant sur la toile de fond sombre du patriarcat injuste.

Victoria Declaudure a été membre de l'équipe pastorale de l'Eglise Vie Nouvelle (Saumur) pendant 17 ans avant de rejoindre celle de l'Eglise Evangélique d'Angers. Titulaire d'un master en théologie, elle est l'auteur de plusieurs articles ainsi que du mook 'Pionnières du XXième siècle, le ministère oublié des femmes pentecôtistes françaises 1932-48'

16 comments on “Tamar, ombre ou diamant ?

  1. Olivia

    Merci pour ce texte et son développement qui serait bon à entendre dans l’Eglise. Je suis touchée. Ce texte va très bien dans le contexte de notre société et de certaines de nos églises ainsi que pour le 8 mars, journée internationale de la femme. Vive les héroïnes autour de nous!

  2. Excellent !
    Je suis ravie de l’avoir lu : je vais le diffuser largement ( si vous me l’autoriser)
    Ayant eu l’occasion d’écouter des histoires d’inceste dans les milieux chrétiens , votre étude est un outil extraordinaire pour aider les femmes qui sont des victimes et qui continuent à porter sur elle la culpabilité et la honte!
    Merci pour elles !

    • Victoria Declaudure

      Merci, Simone.
      J’encouragerais toute personne, homme ou femme, ayant vécu un abus de consulter un psychologue formé. Je pense que que l’écoute dans l’église est un premier pas.

      • Une petite note : j’ai été formée … mais j’ai souvent été en contact avec des personnes qui n’avaient pas accès pour multiples raisons à des professionnels de la santé … l’église dans beaucoup de lieux est le seul endroit où elles peuvent être écoutées.

      • Victoria Declaudure

        Merci pour la précision, Simone. Que les églises puissent accompagner avec sagesse.

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  5. Philippe

    Que dire???
    Tellement vrai. Tamar est la seule héroïne. Et malheureusement, une héroïne trop souvent méconnue et … non reconnue.
    Attristé aussi que dans certaines de nos églises nous ne laissions pas plus de place à la femme. Nous nous privons d’une richesse incroyable. Au nom de quoi???

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