Exhortation ou prédication ? Vision ou enseignement ? De quelles stratégies les femmes du passé se sont-elles armées pour enseigner ? Mary Cotes aborde la question en s’approchant du témoignage de deux femmes du Moyen Âge.
Pendant une dizaine d’années j’ai exercé un ministère inter-église au sein d’une association œcuménique. Je me souviendrai toujours du jour où un prêtre de la ville m’a téléphoné pour me demander de venir apporter une courte prédication lors d’un culte en semaine. Il appartenait à une tradition hiérarchique et patriarchale. Pourtant il m’a dit qu’il voulait habituer ses fidèles à entendre prêcher les femmes.
J’ai accepté. Le jour arrive et je me rends dans cette Église. Au moment de la prédication, le prêtre se lève pour m’accueillir. N’ayant pas le droit d’annoncer que je vais prêcher, il explique que je suis là pour « partager des pensées. » Dans un contexte différent, j’aurais pu me sentir bien insultée par l’emploi de cette phrase qui dévalorisait mon appel de pasteure et ma formation théologique. Pourtant, dans ce contexte je me suis sentie plutôt encouragée : complice.
Ce premier « partage de mes pensées » s’est très bien passé, et suite à ce culte j’y ai été souvent invitée pour en « partager » d’autres. Au bout de quelques années, les fidèles m’accueillaient à bras ouverts. La stratégie du prêtre avait fonctionné et la mentalité de l’assemblée avait bien évolué. Je prie pour que cela change un jour au niveau officiel de l’Église.
Comment se faire entendre ?
Les femmes chrétiennes du passé ont dû également faire appel à des stratégies et des formules pour se faire entendre. Exclues de la formation théologique comme de la chaire, assujetties à un système misogyne, ces femmes arrivaient quand même à communiquer les vérités divines qu’elles avaient reçues de Dieu. Se frayant un chemin à travers les rares possibilités institutionnelles qui leur étaient ouvertes, ces rusées spirituelles se laissaient souvent inspirer et encourager par certains textes bibliques préférés qu’elles aimaient citer.
Dans la suite, je parlerai de deux visionnaires médiévales exceptionnelles : Julian de Norwich et Hildegarde de Bingen. Connues toutes les deux parmi une foule de femmes de Dieu du Moyen Âge, elles employaient des stratégies typiques des femmes monastiques de l’époque. Leurs enseignements n’étaient pas toujours apportés oralement, car, pour l’Église médiévale, une prédication pouvait aussi exister en forme écrite. Quels étaient les textes préférés de ces femmes ? Comment ces versets ouvraient-ils le chemin à leur ministère ?
Vos fils et vos filles seront prophètes (Actes 2 : 17-18)
A l’époque médiévale, on considérait que la femme était inférieure à l’homme y compris au niveau intellectuel. Pourtant, on pensait qu’une femme était capable de recevoir des visions inspirées de Dieu, car l’Esprit parlait directement au cœur, ne passant pas par la raison humaine – masculine – dont la femme était dépourvue.

Pour les religieuses médiévales, cette théologie de la vision ouvrait le chemin à la prédication.
Elles se servaient de leur droit de prophétiser pour parler de leurs expériences de Dieu, qui étaient bien réelles, et en même temps pour présenter leur pensée théologique.
Anachorète du quinzième siècle, Julian de Norwich nous en offre l’exemple particulièrement brillant. Ne connaissant pas le latin, elle écrit le récit de ses « Révélations » (« Showings ») reçues le 8 mai 1373, en anglais. Dans cette œuvre, elle raconte ses expériences de Dieu au moment d’une maladie très grave, tout en présentant ses réflexions théologiques et spirituelles.
Julian parle librement de Dieu en termes féminins. Puisqu’à l’époque médiévale on pensait qu’une maman donnait son sang en allaitant son bébé, Julian parle du Christ en tant que Mère qui répand son sang pour donner la vie aux enfants de Dieu :
« J’ai vu et j’ai compris que la grande puissance de la Trinité est notre père, et que la sagesse profonde de la Trinité est notre mère, et que le grand amour de la Trinité est notre Seigneur… Notre Père céleste, Dieu tout-puissant… nous a connus et nous a aimés avant le commencement des temps. Grâce à cette connaissance et par son grand amour merveilleux, et selon le conseil prescient et éternel de toute la Sainte Trinité, il a voulu que la deuxième personne devienne notre mère, notre frère, notre Seigneur… Jésus est notre vraie mère. » [2]
Les derniers seront les premiers (Marc 10 : 31)
Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers, dit Jésus à ses disciples (Marc 10 : 31). Il s’agit du thème du « renversement » qui se fait entendre tout au long des Écritures. Dans l’Ancien Testament, par exemple, Joseph, esclave emprisonné, devient le conseiller principal du Pharaon ; David, le petit berger, tue Goliath. Dans les Évangiles, la veuve au Temple offre aux riches le vrai modèle du sacrifice ; les petites comme la femme à la perte de sang, sont félicitées pour leur foi. Selon ces passages, ceux qui se trouvent dans les coulisses du monde se trouvent au centre du plan de Dieu. Ils sont rejetés par les gens au pouvoir, mais Dieu leur donne la force et leur permet de comprendre les vérités profondes cachées aux autres.
Ce thème est essentiel pour Hildegarde de Bingen, comme pour bien d’autres femmes médiévales. Abbesse médiévale, fondatrice d’un couvent à Bingen, cette femme brillante était à la fois théologienne, musicienne, poète et scientifique. Elle était aussi prédicatrice ! Son ministère n’était pas limité au couvent : ayant obtenu la permission spéciale des autorités ecclésiales, elle fit trois tournées de Mayence à Cologne (1158-1163) où elle prêcha dans des monastères et dans des places publiques.
Pour Hildegarde, son autorité est soutenue par des versets tels que Marc 10 : 31. Dans le Royaume de Dieu, les tous derniers sont les premiers aux yeux de Dieu.
Prête à reconnaitre que les femmes sont les toutes dernières aux yeux de l’Église et de la société, Hildegarde soutient que Dieu les exalte. Il se sert des plus humbles pour communiquer l’Évangile.
Au lieu de se battre directement et sans espoir de réussir contre l’idée de l’infériorité de la femme, Hildegarde se sert de sa position marginale pour établir sa crédibilité. En acceptant l’étiquette de « cendre de la cendre, et corruption de la corruption » [3] elle finit par se montrer forte, chargée de l’autorité de Dieu, mandatée à dire et à écrire ce qu’elle voit et entend.
Les deux textes en même temps !
Revenons un instant à Julian. Comme bien d’autres femmes ascétiques de l’époque, elle fait passer l’autorité de ses visions en se servant en même temps du thème du renversement. Avant de passer au récit de ses visions, elle exagère sa condition inférieure :
« Dieu vous garde de dire ou de penser que je suis enseignante. Ce n’est pas ce que je veux dire ; je n’ai jamais voulu le dire. Car je suis une femme, ignorante, faible et fragile… Mais je sais très bien que j’ai reçu ce que je dis de la part de celui qui est l’enseignant souverain. En toute vérité, je suis motivée à vous le dire par l’amour… Dois-je croire que je ne dois pas vous annoncer la bonté de Dieu parce que je suis une femme ? » [4].
Rusés comme des serpents (Matthieu 10 : 16)
Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc rusés comme les serpents et innocents comme les colombes. (Matthieu 10 : 16)

Ce verset n’est pas souvent cité par les prédicatrices médiévales, même si Domenica Narducci de Paradiso (1473-1533) a écrit une prédication sur ce texte [5]. Néanmoins, je trouve que c’est un verset qui décrit bien l’attitude de ces femmes brillantes ! Qu’est-ce qu’elles ont à nous apprendre ? Ces rusées spirituelles, me semble-t-il, offrent des pistes encourageantes, parfois ironiques.
Actuellement, dans bien des Églises, il est demandé que les « exhortations » apportées par les femmes soient reconnues comme de vraies prédications. Et à juste titre. Le fait de formuler cette requête est bien le signe qu’il est admis que les femmes parlent. Un peu de chemin est donc déjà fait !
Mais pour ceux et celles qui ne sont pas encore engagés sur le chemin, comment faire ? Nos Églises commencent à proposer des pistes intéressantes. Vaut-il mieux apporter une ‘exhortation’ que de rester sur un banc et se taire ? A-t-on tort de « partager des pensées » pour que les fidèles s’habituent à apprendre d’une femme ?
Références
[1] Une femme médiévale qui pratiquaient le célibat et devenaient religieuse, avait plus de liberté qu’une femme mariée.
[2] I saw and understood that the great power of the Trinity is our father, and the deep wisdom of the Trinity is our mother, and the great love of the Trinity is our Lord… Our great father, God almighty…knew us and loved us before the beginning of time. And from his knowledge, in his marvellously deep love, and through the eternal foreseeing counsel of all the whole blessed Trinity, he wanted the second person to become our mother, our brother, our saviour.…And so Jesus is our true Mother. (Julian of Norwich, Revelations of Divine Love, Penguin, p 138-40, extraits.)
[3] Hildegarde of Bingen, Scivias, trans. Mother Columba Hart et Jane Bishop, Paulist Press. p.59.
[4] God forbid that you should say or assume that I am a teacher, for that is not what I mean, nor did I ever mean it; for I am a woman, ignorant, weak and frail… But I know well that I have received what I say from him who is the supreme teacher. But in truth, I am moved to tell you about it by love…Just because I am a woman, must I therefore believe that I must not tell you about the goodness of God? (Julian, p.10-11)
[5] Marion Ann Taylor ed., Handbook of Women Biblical Interpreters, Baker Academic, p.385.
Votre article m’a fait sourire et m’a rappelé des souvenirs . Au début de notre engagement comme « missionnaires » mon mari était en mission comme technicien et cadre administratif et il détestait parler en public. Moi ayant eu une formation littéraire , je me sentais plus à l’aise . Quand nous devions visiter les églises pour les informer de ce que nous faisions , les gens s’attendaient à ce qu’il prêche car il avait ce titre de missionnaire .
Donc on s’était mis d’accord quand on était dans des églises très à cheval sur la question de la prédication qu’il me présenterait et dirait que j’allais partager mon témoignage et que de toutes façons j’avais toujours le dernier mot …
Bref, c’était il y a longtemps maintenant ça ne poserait plus problème dans nos églises .
Merci pour cet article, qui montre le juste équilibre entre la lutte contre l’injustice et l’habile contournement de cette injustice.
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