Textes bibliques

Juges 19. “On traite un corps de femme comme on traite Dieu.”

En ce mois de novembre, pendant lequel notre blog consacre traditionnellement du temps à la question des violences conjugales, il est un texte biblique qu’il nous fallait aborder, celui de Juges 19 qui nous relate l’histoire sanglante d’une femme (adultère ?) violée par une bande de voyous et démembrée par son mari. Juges 19 est un chapitre biblique qui fonctionne comme un os dans la soupe : il nous oblige à y regarder de plus près sous peine de s’y casser les dents… S’agit-il de l’histoire d’une femme adultère qui n’a eu que ce qu’elle méritait ou d’un féminicide qui annonce la passion du Christ ?

La « fautive », celle par qui tout démarre :

Il m’est arrivé d’entendre des commentateurs, pasteurs ou autres, qui commencent leurs explications de ce chapitre par une condamnation de la concubine du lévite, celle qui est apparemment le point de départ de l’escalade. En effet, l’une des traductions possibles du texte la qualifie d’adultère.

Dans le livre « La servante écarlate’, l’autrice Margaret Atwood met dans la bouche du personnage de Tante Lydia chargée de formater les femmes destinées à l’office de mères-porteuses, des instructions tirées des histoires de la Bible et destinées à les rendre dociles. Juges 19 fait partie de ces textes, la concubine du lévite est présentée comme responsable de tout ce qui lui arrive à cause de ses mauvais choix, notamment celui de quitter son mari.

Autant dire qu’en suivant cette ligne d’interprétation, il n’y a tout simplement plus rien à dire, cette femme est adultère, elle se fait massacrer, c’est bien fait pour elle ! (Sic !)

Pourtant à lire le texte attentivement, il y a beaucoup d’autres choses à dire au sujet de cette femme et de son concubin lévite.

Essayons quelques remarques …

Si la concubine du lévite ouvre le récit de manière active, en prenant la décision forte et particulièrement anachronique[1] de quitter la maison du lévite pour rejoindre la maison de son père, à aucun moment, elle n’est un sujet parlant dans le texte, ni même un sujet à qui l’on parle[2]. Il est important de noter ici que cette seule et unique action à mettre à son actif ne peut être considérée de manière négative, les concubines qui n’habitent pas au même endroit que leurs ‘époux’ sont légion à cette époque[3]. De plus, la question de la motivation de ce départ n’est pas tranchée : « Le texte massorétique utilise le verbe zanah, sa concubine ‘se prostitua contre lui’. Alors que la Septante propose une autre lecture, ‘elle se fâcha contre lui’. Et le targoum traduit ‘elle le méprisa’. »[4]

André Wénin[5] propose une lecture au plus près du sens du groupe en présence un verbe + une préposition : « elle se prostitua à cause de lui » ou « en sa faveur ».

Ce qui dès le début du texte renverse complétement la perspective et ferait de la concubine une victime et du lévite… un maquereau !

Une histoire qui traine en longueur et sent le ‘déjà lu’ – Quels liens avec Genèse 19 ?

En avançant dans la lecture du texte, quelques éléments viennent titiller notre mémoire : Un groupe de personnes qui attend d’être hébergé sur la place d’une ville, un hôte qui a une (ou deux) filles, une bande de vaurien qui cherchent à profiter sexuellement des voyageurs… Autant d’éléments que l’on retrouve en Genèse 19 ! Mais la finale des deux textes diffère grandement, et il n’est pas difficile de le remarquer. D’un côté, les voyageurs de Genèse 19 sont des ‘anges’ qui agissent et sauvent les hôtes en préservant les vies, alors qu’en Juges 19, nous sommes face à un Lévite, un simple lévite qui, lui, jette une femme en pâture aux vauriens !  Un simple lévite et non un ange, certes. Néanmoins les lévites étaient des hommes attachés au service de Dieu, peut-être que se souvenant de l’histoire du salut de Lot, il aurait pu faire appel au Dieu qui était intervenu à ce moment-là ? Que nenni !  

« Lors de la nuit barbare, où est Dieu ? Le lévite, si soucieux de ne pas dormir dans une cité non israélite, a vite oublié sa religion quand le danger survient. Il n’invoque pas Dieu, il ne sort pas lui-même devant les Guibéonites. Il trouve dans sa concubine la victime désignée. Ni lui ni personne ne demande leur avis à la femme ni à Dieu. »[6]

Le Lévite, un personnage dont le portrait s’assombrit tout au long du texte

Stupéfié par la violence de ce geste, le lecteur ahuri que nous sommes réalise alors – pour peu qu’il soit prêt à laisser le texte l’interpeller réellement, combien dès le départ ce lévite semblait particulier. Venu pour convaincre sa concubine de rejoindre le domicile, dès le pas de porte de son beau-père passé, il ne s’intéresse plus à elle, ne lui parle même pas. Bien au contraire, sur invitation de son beau-père, il festoie sans cesse pendant plusieurs jours, mais avec lui seul, et sans elle ! Et lorsqu’enfin, il se décide à partir, le narrateur décrit la petite caravane, maître et serviteurs avec une étrange mention qui place la femme qu’il tenait absolument à ramener avec lui en toute queue de peloton, comme un élément présent mais comme à la traine : « les deux ânes munis de leur selle et avec sa concubine ».

La nature profonde de ce lévite apparait pleinement lorsqu’apercevant sa femme couchée sur le seuil de la maison de son hôte après l’avoir livré toute une nuit aux vauriens, il lui dit simplement, la considérant comme vivante, et comme si rien de significatif ne s’était passé pour elle : « Lève-toi, allons-nous-en ! »

Ni la prostitution de sa concubine ‘en sa faveur’, ni le viol ne semblent l’affecter de manière particulière. Le texte hébreu place alors un énigmatique « Il n’y eu pas de réponse » sans préciser si la concubine était consciente ou inconsciente, vivante ou morte. Le lévite la charge sur un âne et rentre chez lui. Si elle n’était pas encore morte, rappelons que le texte ne le précise pas, elle le serait bientôt puisque le lévite s’empressera de prendre un couteau pour la dépecer en douze morceaux qu’il envoie aux douze tribus d’Israël.

Les références intra-bibliques sont précieuses à ouvrir la compréhension de ce qui est en train de se jouer. Le terme hébreu pour « couteau » est en effet le même que celui utilisé en Genèse 22 : 6 et 10[7] ou Abraham lève le couteau sur un Isaac vivant. Quant au dépeçage[8], il lie directement cet épisode avec le premier acte officiel de Saül en 1 S 11 : « Saül a reçu l’appel au secours d’une cité menacée par l’ennemi. Or, pour réunir son peuple et marcher au secours de cette cité de Galaad, Saül, sous le coup de l’esprit de Dieu, prend un de ses bœufs et le dépèce en douze morceaux. Chaque morceau est envoyé aux douze tribus. Cela sert d’ordre de ralliement : douze morceaux pour douze tribus, douze tribus pour un seul peuple. Bref, le peuple se rassemble « comme un seul homme » (1 S 11, 7). »[9]

Dans les deux cas, les sacrifiés étaient vivants juste avant le dépeçage. Le silence du texte le suggère et laisse le lecteur faire un choix déterminant !

Ce qui est certain, c’est que le lévite essaye consciemment de placer l’acte qu’il est en train de commettre, à savoir démembrer une femme sans même que l’on sache si elle est vivante ou morte, dans le prolongement d’un sacrifice rituel sans réaliser que c’est elle qui accomplit la vocation lévitique et non lui.[10]

Philippe Lefèvre relie cet épisode directement à la passion du Christ : « Jésus donne son corps sous l’espèce du pain. Pour douze disciples son corps est partagé et cela est source d’unité. Un des textes clés pour éclairer l’institution de l’eucharistie (et l’arracher du même coup à la seule définition institutionnelle) est le viol et le dépeçage en douze du corps de la concubine. Le corps de l’innocent bafoué, violenté, livré à un groupe d’hommes qui le déshabillent à leur gré : c’est là ce que Jésus va vivre après avoir livré son corps (Mt 27 : 27–31, après le dernier repas : Mt 26 : 26–29). »

Quelles leçons pour nous ? Quel regard sur les victimes anonymes et sans voix ? 

La concubine anonyme[11] est nommée de quatre manière différentes, toutes tirées de son sexe ou de sa situation sociale : de concubine du lévite, elle est nommée jeune fille lorsqu’elle se trouve dans la maison de son père, puis servante sur la place de Guibéa. Sordidement, elle n’est appelée femme qu’après avoir été violée par la meute de voyous ! Mais elle n’est pas la seule absente de ce chapitre : « Personne ne nomme Dieu, ne se réfère à lui, il est oublié. Personne ne nomme la femme, ne la considère comme une personne ; elle est oubliée. Dieu innommé, femme anonyme. Le corps de la concubine matérialise le lieu et le temps de Dieu : c’est-à-dire l’absence de lieu, l’expulsion et l’oubli » dit encore Philippe Lefèvre en concluant avec une formule choc :

« On traite un corps de femme comme on traite Dieu »

A lire (ou écouter ?) trop vite, ou sans questionner ses lunettes interprétatives, le lecteur n’entend plus que ce qu’il croit déjà savoir. Il ne se laisse plus déplacer par le texte biblique dont la vérité libère, selon les dires[12] de Jésus lui-même.

Or, l’une des caractéristiques des textes narratifs de l’Ancien testament est de présenter des situations sans afficher de partis pris. En apparence tout du moins. C’est donc à partir de la structure narrative elle-même que le lecteur doit chercher à construire son interprétation propre. Pour exemple, « l’information concernant le moment de la mort de la femme n’est pas fournie par le texte. Il y a là un trou béant dans la narration qui est rempli par l’interprète du récit. Un lecteur sympathisant avec le point de vue du narrateur pourrait conclure que la mort survient après le viol collectif lorsque la femme s’allonge au pied de la porte. C’est plus acceptable pour lui de penser que les « infâmes » Guibéens sont les meurtriers et non le mari qui découpe sa femme quelques versets plus loin. »[13]

Seule une lecture (écoute) exigeante permet de sortir d’un préjugé initial défavorable à la femme qualifiée d’adultère ce qui donne encore trop souvent des ‘circonstances atténuantes’ au bourreau, pour en arriver à une réhabilitation[14] véritable et profonde de la victime.

Il en va encore de même aujourd’hui où bien trop souvent les victimes de viol ou de violence se voient questionner sur ce qu’elles auraient fait, ou quels vêtements elles auraient porté, et qui auraient pu provoquer les auteurs des méfaits.

Le texte scandaleux de Juges 19 agit comme un révélateur de nos pensées profondes, un #metoo avant l’heure.

Joelle Sutter-Razanajohary

(Juges 20 – à venir)


Références

[1] En effet, si elle avait réellement commis une faute contre son mari, ce serait plutôt lui qui l’aurait mise à la porte dans la plus stricte application de la loi !

[2] Une seule parole lui est adressée, après la nuit de viol. Parole singulièrement dénuée de compassion de la part de celui qui au début du chapitre voulait « parler à son cœur »…

[3] Juges 8 : 30-31, Le terme hébreu traduit par concubine, ‘Pilegesh’, désigne ici un contrat matrimonial légal dans lequel la femme est une épouse de second rang.

[4] Corinne LANOIR « Femmes fatales, filles rebelles. Figures féminines dans le livre des juges. » Labor et fides

[5] André Wenin, « Echec au roi, l’art de raconter la violence dans le livre des juges » Edition Lessius

[6] Philippe Lefevre « Les temps de la Chair-avec-Dieu » Article FZPhTh 54 (2007)

[7] Seule occurrence du terme Mahaqel – avec Proverbes 30 : 14 « Il est une race dont les dents sont des glaives Et les mâchoires des couteaux, Pour dévorer le malheureux sur la terre Et les indigents parmi les hommes. »

[8] L’expression ‘morceler en morceaux’ décrit le découpage sacrificiel de victimes animales (Ex :29.17, Lv1 :6.12 ;8 :20)

[9] Philippe Lefevre « Les temps de la Chair-avec-Dieu » Article FZPhTh 54 (2007)

[10] « Nb 3, 11–13, tout lévite est une vivante offrande, substituée aux aînés que l’on sacrifiait autrefois à la divinité. Or, en Jg 19, c’est le corps de la femme qui est substitué au lévite que les habitants réclamaient ; elle est livrée pour que le groupe puisse demeurer en paix dans la maison Ce n’est donc pas le lévite qui accomplit la vocation lévitique, mais la femme ; son corps est le lieu paradoxal, dénié, dépecé, où cette vocation se matérialise soudain. » Philippe Lefèvre « Les temps de la Chair-avec-Dieu » Article FZPhTh 54 (2007)

[11] Comme tous les personnages de cette histoire d’ailleurs, ce qui peut être le signe d’une tentative d’universalisation de la part du narrateur.

[12] Jean 8 :31 – 32 : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira. »

[13] Sébastien DOANE, « Gang bang et démembrement : Quatre lectures de juges 19 » Science et Esprit, 66/2 (2014) 177-188

[14] Il en va de même pour Juges 11, texte dans lequel la fille de Jephté est sacrifiée par un père qui reconnait qu’il a « trop ouvert la bouche », mais qui refuse de se repentir et préfère aller au bout de sa folie de peur de perdre la bénédiction de Dieu.

Joëlle Sutter-Razanajohary est pasteure de la Fédération des Églises Évangéliques Baptistes de France dont elle a été Secrétaire Général de 2020 à 2023. Elle est la fondatrice du blog 'Servir Ensemble'. Elle est également autrice de livres ("Qui nous roulera la pierre?", Empreinte, 2018; "Une invitation à la danse. La métaphore conjugale dans la Bible" Olivetan, Mai 2021) et de nombreux articles.

4 comments on “Juges 19. “On traite un corps de femme comme on traite Dieu.”

  1. Très bonne étude qui approfondit un Texte qu’on lit souvent de façon très (trop) superficielle !

  2. Marc Burnod

    Merci, chère Joëlle, pour cet éclairage si sage et humain, qui montre de manière percutante à quel point nos façons habituelles de lire et de comprendre l’Ecriture sont imprégnées des poids culturels qui pèsent sur notre intelligence. “Laisser Dieu nous transformer et nous donner une intelligence nouvelle”(Romains 12.2) est vraiment une nécessité fondamentale et urgente, surtout dans ce domaine des relations homme-femme ! Alors merci d’y contribuer pour votre part, sous Son inspiration, avec tant d’énergie positive et de talent, chères soeurs – et frères aussi ! – qui vous exprimez sur Servir Ensemble !

  3. M.Rose

    Bonsoir,
    excellente idée de revisiter ce texte et de bousculer les idées reçues.
    Vous feriez une excellente enquêtrice de série policière !

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