Pour beaucoup d’entre nous, poser des limites claires est l’apprentissage de toute une vie. Le mouvement #metoo et la question du consentement ont mis en lumière l’importance toute particulière de cette compétence pour les femmes. De plus, pour ces dernières, cet apprentissage est plus ardu, car elles sont socialisées pour être avenantes et dociles. Dans l’Église, l’accent parfois mis sur l’idée erronée de soumission généralisée des femmes aux hommes ajoute encore un obstacle à mettre des limites. Cette question de l’apprentissage des limites est soudainement devenue primordiale quand j’étais étudiante. Et la réponse qu’ont apportée mes camarades a été porteuse de vie.
Une expérience très désagréable
Durant mes études de théologie, j’ai vécu une expérience particulièrement désagréable avec un intervenant qui avait le double de mon âge et qui semblait convaincu que nous avions une relation particulière. Il m’a fallu l’éviter et me cacher pendant des jours et des jours. Ce qui m’a le plus chagrinée dans cette affaire, c’était l’impression de n’avoir pas réussi à me protéger, ni à poser clairement les limites qui m’auraient gardée en sécurité. Je vivais dans la crainte que cette situation ne se reproduise, que je ne sache me protéger, et que les déboires qui en suivraient ne soient, en partie, de ma faute.
Le déclic
J’ai, à cette époque, interrogé les autres étudiantes sur leurs vécus de harcèlement, d’abus, de malaise dans et hors de l’Église. Et les réponses étaient claires. Les étudiantes venaient du monde entier mais toutes avaient déjà connu des situations pénibles en raison de leur genre. Pour beaucoup de mes amies, c’était presque un « non-sujet ». Pour elles, cela faisait partie de notre lot de femmes, il n’y avait rien à faire. Sur la recommandation d’une étudiante, je suis allée en parler avec une de nos professeures. Ses réponses ont donné le déclic dont j’avais besoin :
C’est dans nos corps que nous gardons la mémoire des choses que nous savons faire. Si nous n’avons jamais appris à poser de limites, il sera forcément difficile d’apprendre à les poser sous pression. Nous avons besoin d’exercer nos corps et nos esprits à dire « stop » !

Un groupe de pratique
Cette idée de l’entraînement aux limites a été salutaire. Nous avons créé un groupe de pratique que nous avons appelé Besties, bodies, and boundaries (des copines, des corps et des limites). Avec une dizaine d’étudiantes, ainsi que la professeure qui en avait eu l’idée, nous nous retrouvions tous les quinze jours. À chaque rencontre, une personne racontait une situation vécue dans laquelle elle avait été mal à l’aise.
- L’étudiante en aumônerie, en visite à l’hôpital, qui ne sait que faire de ce patient qui lui tient longtemps la main en lui disant qu’elle est belle.
- La voyageuse qui, en commandant un café, se fait menacer « pour rire », puis caresser la joue par le serveur.
- La membre de l’équipe d’accueil qui, tous les dimanches, salue cet homme qui la regarde avec insistance de haut en bas.
- La touriste qui se fait harceler dans la rue.
- La sœur qui voit son frère siffler des femmes et qui n’arrive pas à lui en parler, etc.
Des jeux de rôle
Une fois que la situation est posée, une personne prend le rôle de la femme, une autre celui du « sale type » (le nom que nous avions choisi pour désigner nos offenseurs). Et ensemble, nous essayons différentes façons de réagir. Ainsi, dès qu’une de nous a une idée, elle prend la place de la personne harcelée et essaye sa réponse. Très vite, les idées fusent :
- « Et si tu te mettais en colère ? »
- « Et si tu changeais juste de sujet ? »
- « Et si tu disais quelque chose bien haut ? »
- « Et si tu demandais de l’aide à quelqu’un ? »
- « Et si tu faisais semblant d’être au téléphone ? »
- « Et si tu lui lançais quelque chose à la figure ? »
- « J’ai envie d’essayer un truc, je peux te remplacer ? »
Bien sûr, certaines réactions sont plus efficaces ou plus satisfaisantes que d’autres. Et certaines de ces options ne seront jamais mises en pratique dans la « vraie vie ». Mais le fait de les jouer, de ressentir leur effet dans nos corps, nous ont permis de nous familiariser avec ces options (« voilà donc ce que ça fait que d’envoyer quelqu’un bouler ») et éventuellement de les dédramatiser (« finalement, c’est pas si grave de se mettre en colère »). Tous ces essais et ces répétitions sont autant de cordes que nous avons maintenant à nos arcs, et apportent quelques alternatives à l’option traditionnelle qui est de « serrer les dents en silence ».
L’énorme bienfait de ces exercices
J’ai énormément appris avec ce groupe.
En jouant le harceleur, j’ai découvert la joie un peu perverse qui accompagne le harcèlement de rue, le défi d’avoir trouvé une « proie », et l’effet que ça fait d’avoir ou non des spectateurs.
En jouant la témoin d’une situation, j’ai fait l’expérience de la gêne qui m’empêche d’agir, mais j’ai aussi identifié des éléments qui peuvent m’inviter à m’engager comme tiers dans la situation.
En jouant la victime, j’ai appris à poser mes limites, à demander de l’aide aux passants, et à dire « non » ou « stop » très tôt, bien avant que la situation ne devienne trop pénible.
Le groupe a dû s’adapter puis s’arrêter suite au covid. Mais je porte encore avec moi ce que j’y ai appris. Je suis convaincue que notre groupe avait toute sa place dans un institut de formation aux ministères.
Nous le savons, les abus et le harcèlement existent aussi dans l’Église. Les étudiantes qui se forment au pastorat peuvent s’équiper pour y répondre.
Photo de snowing sur Freepik
Très intéressant, merci !