Textes bibliques

“Soyez des hommes” ? Petite enquête autour d’une anomalie de traduction

Comment comprendre les paroles de Paul, en 1 Corinthiens 16.13 ? Léo Lehmann aborde la question dans un article passionnant.

Êtes-vous un véritable homme ? Au vu des nombreux débats sur la masculinité et sa supposée disparition, cette question semble préoccuper et inquiéter bon nombre de mes congénères masculins. Les réseaux et autres blogs fourmillent de listes de ce qui fait ou ne fait pas un véritable homme

Mais j’ai découvert il y a quelques temps que certaines traductions bibliques ont pris le risque d’étendre cette problématique au-delà des seuls hommes, appelant l’ensemble des chrétiens, qu’ils soient hommes ou femmes, à « être des hommes ». 

Le verset en question se trouve en 1 Corinthiens 16 : 13, que la version TOB traduisait encore ainsi en 2010 : « Veillez, soyez fermes dans la foi, soyez des hommes, soyez forts ». En 2002, la NBS disait les choses ainsi : « Veillez, tenez-vous dans la foi, comportez-vous en hommes, soyez forts. » Les versions Segond antérieures (depuis 1880), tout comme la version Darby (1885), la Bible Crampon (1923) ou encore la Bible de Jérusalem (1956), contenaient aussi cette même exhortation : « Soyez des hommes ». 

Je me demande comment ma mère, ma grand-mère ou mon arrière-grand-mère, ont lu ce texte. Car il s’adressait bien à elles aussi. Malgré l’emploi généralisé du masculin « frères », les femmes sont bien présentes dans les lettres de Paul. Les lettres aux Corinthiens en sont tout particulièrement témoins, puisque Paul va jusqu’à modifier une citation de l’Ancien Testament pour intégrer les femmes dans la réalité de l’œuvre de Dieu (2 Co 6 : 18 // 2 S 7 : 14).

La plus ancienne occurrence de cette option interprétative que j’aie pu retrouver remonte à 1872, dans la « Bible de Lausanne » : « soyez hommes ». C’est à cette époque qu’apparaît cette traduction en français qui semble avoir nettement prédominé au XXe siècle. À ses côtés, on trouve aussi quelques versions faisant plutôt référence à la notion de « virilité », évidemment toujours étroitement rattachée aux hommes : « soyez virils » (Stapfer, 1889 ; Bible synodale, 1921 ; Chouraqui, 1985) ou « agissez virilement » (Glaire et Vigouroux, 1902 ; Louis-Claude Fillion, 1904 ; cf. le latin de la Vulgate : viriliter agite).

Pourtant, avant cela, les traducteurs francophones ont semblé se satisfaire d’autres expressions ne faisant pas référence à la masculinité : 

  • « portez-vous vaillamment » (David Martin, 1744)
  • « agissez courageusement » (Lemaistre de Sacy, 1701 ; Ostervald, 1811 ; Bible Annotée, 1899)
  • « besognez vertueusement » (Olivétan, 1535 ; La Bible en Francoys, 1548)

Si certaines de ces formulations sont un peu vieillies, on voit immédiatement leur caractère plus inclusif. Les traducteurs n’ont pas imaginé ici que l’apôtre exhortait les femmes à être des hommes. Mais qui a raison ? 

Le verbe, sa racine et son sens

Le verbe grec traduit par ces diverses expressions est le verbe andrizomai, dont la première définition donnée par les dictionnaires du grec néotestamentaire les plus avancés (BDAG ; Louw & Nida) est « être courageux ». Cependant, ce verbe dérive de la racine du mot « homme », aner (andros), que l’on retrouve d’ailleurs dans certains termes français évoquant la masculinité (« androgyne », « misandre »). Et certains de ses usages en grec se rapportent bel et bien au fait d’agir comme un homme (« virilement »), ou de passer pour tel. 

On comprend assez aisément le lien entre les deux : tout comme la nôtre, la culture grecque très masculine associait la force et le courage aux hommes. Guerriers, pères de famille, hommes d’état, c’est à eux que revenaient ces vertus vues comme les plus élevées. Et tant pis pour la force et le courage qu’il fallut aux femmes pour survivre dans un tel monde. Que cette tournure de pensée ait laissé une trace dans le vocabulaire n’est guère étonnant. Pour un Grec, être un homme et être courageux, c’est la même chose. L’homme sert de métaphore du courage : d’où la racine « masculine » de notre fameux verbe andrizomai.

Mais à partir de leurs racines, les mots mènent une existence qui peut se faire plus indépendante. Prenez par exemple le verbe « embrasser ». L’étymologie du mot est assez transparente : il décrit à l’origine l’action de prendre quelqu’un dans les bras. Mais on l’emploie aujourd’hui dans des sens plus larges pour toutes sortes de gestes d’affection : « se donner un baiser », « se saluer chaleureusement », « se faire la bise », sans nécessairement avoir en tête l’image d’une véritable embrassade. Le sens originel est toujours quelque part présent, mais il est dilué par les extensions qu’il reçoit en fonction du contexte. Et certains usages abstraits de ce même verbe se sont affranchis de tout geste. Ce n’est pas par les bras que l’on « embrasse » la connaissance d’un sujet.

Il en va de même pour le verbe andrizomai. Vouloir le réduire à son étymologie pourrait être trompeur. Il n’est pas certain que l’image de l’homme masculin ait automatiquement surgi dans l’esprit des premiers lecteurs de ce verset. Le verbe était employé dans toutes sortes d’autres situations, où la masculinité n’était pas forcément en vue[1].

Un renvoi à l’Ancien Testament 

Dans le contexte de notre verset, l’éloignement du sens du verbe andrizomai de sa racine « virile » est d’autant plus probable qu’un facteur précis dicte vraisemblablement le choix des mots de Paul. À andrizomai, l’apôtre associe le verbe krataioô, « être fort ». Et ce n’est pas la première fois que ces deux verbes sont joints. 

« Prends courage et fortifie-toi ! » De manière frappante, cette expression revient fréquemment dans l’histoire de Josué. Prendre la suite de Moïse ne fut certainement pas chose aisée, et Josué reçoit à plusieurs reprises ce même encouragement. De la part de Moïse (Dt 31 : 6-7), de l’Éternel (Dt 31 : 23 ; Jos 1 : 6-7, 9), puis du peuple lui-même (Jos 1 : 18), il l’entend au moins 7 fois avant de le reprendre à son compte pour encourager le peuple (Jos 10 : 25). 

Le connaisseur de l’Ancien Testament qu’était Paul avait certainement en tête cette parole qui continue à nous encourager aujourd’hui, et dont on trouve aussi des échos dans les Psaumes (Ps 26 : 14 ; 30 : 25). Et c’est cette expression que la version grecque de l’Ancien Testament a traduite par les verbes andrizomai et krataioôqu’utilise l’apôtre dans notre texte[2].

Alors certes, c’est bien un homme que Paul avait probablement en tête, mais moins en tant qu’homme qu’en tant que figure de courage au sein de l’histoire d’Israël. Dans les termes hébreux employés à l’origine, il n’est nulle question de masculinité ou de féminité. Il ne s’agit que d’exhorter les serviteurs et le peuple de Dieu à puiser force et courage dans la foi pour avancer. 

C’est bien cela que les plus anciens traducteurs francophones avaient compris. Alors pourquoi ce revirement à l’aube du XXe siècle ? 

Trois hypothèses pour expliquer cette traduction

La question devrait bien sûr être étudiée plus en détail, mais trois pistes me semblent susceptibles d’expliquer ce choix de traduction. 

1) Éventuelle influence de la King James

La première, c’est l’éventuelle influence de la King James. À contre-courant des traductions contemporaines, le projet intitulé « King James en français » tente en 2016 un retour en arrière : « Soyez des hommes ». Mais la tendance est ancienne. En 1611 déjà, dans une expression que l’anglais semble n’avoir conservée que pour ce verset, la King James disait : « quit you like men », que l’on pourrait approximativement traduire par « agissez en hommes ». Et l’on sait que la King James est loin d’avoir été sans influence dans le monde protestant. 

Se pourrait-il que nos amis anglo-saxons aient eu leur part dans cette évolution ? Quoi qu’il en soit, deux autres hypothèses liées à la modernité et au rationalisme pourraient aider à expliquer cette anomalie de traduction. 

2) Excès de l’étymologie

Dans la recherche d’une connaissance toujours plus exacte et précise, des linguistes des décennies passées ont abondamment labouré le champ de l’étymologie. Cette discipline passionnante éclaire souvent le sens des mots. Mais elle connaît aussi ses excès, où les racines (supposées) d’un mot prennent le pas sur l’usage réel qui en est fait. Le caractère très saisissable de ces racines peut séduire des esprits désireux de tout enserrer dans leurs catégories. La racine du verbe andrizomai pourrait avoir fasciné les traducteurs au point de les éloigner du sens plus sobre ou abstrait que le verbe avait probablement pour les hommes et les femmes du premier siècle de notre ère. Ce d’autant plus que le contexte de la fin du XXe siècle y était certainement propice. 

3) La norme, c’est l’homme

En effet, l’exaltation moderne de la raison n’a pas seulement parfois erré en matière de langue. Les rapports entre hommes et femmes ont aussi subi bien des dommages. Les hommes ont été considérés comme le pôle raisonnable du couple humain, tandis que les femmes, soumises à leur tempérament fluctuant, étaient vues comme bien trop émotives. Il était ainsi logique que les hommes constituent la référence, les femmes n’existant d’ailleurs que par dérivation (dégradation ?). Dans une société qui glorifie les valeurs traditionnellement associées au masculin (rationalité (!), force, combattivité, compétitivité), quoi d’étonnant à ce que l’on puisse envisager de mettre dans la bouche de l’apôtre une exhortation destinée aux hommes et aux femmes d’agir comme « des hommes » ?

Je ne suis pas en mesure de remonter tout le fil expliquant la décision des frères et sœurs (ou se pourrait-il que les sœurs n’aient pas été consultées ?) qui ont présidé à cette traduction. Je soupçonnerais plus volontiers l’étymologie d’être à l’origine de ce changement d’orientation, mais il fallait certainement un environnement où l’homme était considéré comme la norme idéale pour pouvoir envisager ce choix de traduction contre tous les précédents. 

En somme, cette évolution semble bien émaner d’une culture qui, sous prétexte d’une plus grande rationalité ou de je ne sais quelles vertus supérieures, a exalté l’homme au-dessus de la femme.

La concomitance ne prouve pas la corrélation, mais le contexte dans lequel cette anomalie de traduction est apparue n’est probablement pas anodin. Comme dans la Grèce antique, associer prioritairement aux hommes les vertus les plus estimées paraissait tout à fait envisageable.  

Mais les vertus chrétiennes doivent-elles vraiment être rattachées à un sexe ou l’autre ? 

Hommes et femmes appelés à sa suite

Un article paru sur un blog chrétien et dont le titre pourrait évoquer notre verset commence par ces mots : « La masculinité est l’appropriation joyeuse de notre responsabilité sacrificielle ». Cette définition pourrait certes produire certains bons fruits, mais elle n’en paraît pas moins erronée. « L’appropriation joyeuse de sa responsabilité sacrificielle » définit bien plus justement la marche de tout chrétien à la suite de Christ. Il faudrait réduire l’enseignement biblique à Éphésiens 5 : 25 pour ne pas voir que les femmes sont tout autant concernées par cette responsabilité sacrificielle (et qu’elles l’endossent tout autant que nous). Faut-il faire croire aux hommes que quelque chose est leur responsabilité unique et particulière pour qu’ils se mettent en route en la matière ?

De nombreux enseignements chrétiens sur ce que sont les hommes et les femmes tombent dans ce travers : faire comme si l’application de tel ou tel aspect de la vie de disciple était davantage l’apanage d’un sexe que de l’autre.

Certes, les potentielles applications de ces choses peuvent varier en fonction de nos diverses situations de vie, dont notre sexe, mais il est injustifié d’essentialiser par là les hommes ou les femmes. Ce n’est pas en marchant sur ce terrain que nous répondrons adéquatement aux questions de genre que se pose notre monde. 

Au passage, dans l’Écriture, les seuls qui s’exhortent véritablement à être forts comme des hommes, ce sont les Philistins de 1 Samuel 4 : 9. La chose leur réussit plutôt, puisqu’ils remportent la victoire contre un Israël tombé dans la corruption. Mais je ne suis pas sûr que cela suffise pour faire de cette exhortation un exemple pour nous.  

Nous paraissons parfois avoir besoin d’enraciner artificiellement dans notre masculinité ou notre féminité les vertus auxquelles le Christ nous invite. Pourtant, que nous soyons hommes ou femmes, c’est simplement en tant que chrétiens que nous voulons marcher à sa suite. Nous serait-il difficile d’endosser humblement un appel partagé avec l’autre sexe ?

Force et courage pour tous et toutes

C’est donc bien aux hommes et aux femmes que Paul demande en 1 Corinthiens 16 : 13 non pas d’être « des hommes », mais d’être « courageux et forts ». C’est ainsi que ce verset est traduit à présent dans des versions plus contemporaines comme la Bible du Semeur, la Segond 21, la Nouvelle Français Courant ou la Parole de Vie. 

Force et courage. Hommes comme femmes ont bien des fois manifesté ces vertus au fil de l’histoire. Si nous sommes chrétiens, puissions-nous encore les tirer non pas de notre revendication de masculinité ou de féminité, mais du Christ qui nous a ouvert la voie. Que nous soyons hommes ou femmes, ce qui importe avant tout, c’est de marcher en Lui. 

Léo LEHMANN

 


Références

[1] Le grec de Jérémie 2 : 25 [//18 : 12] met d’ailleurs le verbe andrizomai dans la bouche d’une femme qui exprime son souhait de n’en faire qu’à sa tête. Se comporterait-elle donc par là aussi en homme ? L’emploi du terme en-dehors de son contexte habituel pourrait inviter à remonter à sa racine.

[2] L’expression hébraïque apparaît également en 1 Ch 22 : 13 ; 28 : 20 et 2 Ch 32 : 7, mais le grec a associé là un autre verbe à andrizomai ischuô

2 comments on ““Soyez des hommes” ? Petite enquête autour d’une anomalie de traduction

  1. Francine

    Merci pour cette étude complète et explicite.

  2. Claire Poujol

    Très bonnes remarques

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