Quels rapports entre l’histoire de la chute en Genèse 3 : 1-21 et celle de la fermière qui frappe son cochon ? En s’approchant du récit de la tentation à la lumière du conte populaire, Olivier Fasel trouve dans le récit biblique une progression répétitive qui affirme une relation d’interdépendance au sein du couple ainsi que dans l’ensemble de la création.
Dans les récits de tradition orale on trouve un genre de jeu de langue, la randonnée. Un conte de randonnée est structuré de telle sorte que des actions répétitives s’enchaînent en un processus de causalité. A côté des randonnées d’enchaînement, on trouve des randonnées cumulatives, jeux de mémoire et de répétition.

Randonnée d’enchaînement
Une randonnée d’enchaînement évoque l’histoire d’une fermière qui veut rentrer le cochon à la porcherie. Mais le cochon refuse. La fermière demande au bâton de frapper le cochon qui ne veut pas rentrer. Le bâton refuse à son tour : « Le cochon ne m’a pas fait de mal, pourquoi est-ce que je le battrais ? » La fermière demande alors au feu de brûler le bâton qui ne veut pas battre le cochon, qui ne veut pas rentrer. Le feu refuse. L’histoire s’enchaîne ensuite, de façon très répétitive : la fermière demande à l’eau de la rivière de noyer le feu, à la vache de boire l’eau, et finalement au boucher de tuer la vache : « le boucher tua la vache, la vache but l’eau, l’eau noya le feu, le feu brûla le bâton, le bâton frappa le cochon, cochon qui, enfin, rentra à l’étable ».
Randonnée cumulative
Le grand classique des randonnées cumulatives conte l’histoire du bonhomme en pain d’épices, qui ne veut pas se laisser cuire dans le four. Il s’échappe de la cuisine, au désespoir de Grand-Mère qui le poursuit. Dans sa fuite, le pain d’épices croise plusieurs animaux qui tous lui rappellent sa destinée : « Retourne au four, finir ta cuisson ». Mais le pain d’épice est épris de liberté, il fuit donc devant ceux qui le poursuivent : « À présent, à courir derrière le petit bonhomme en pain d’épices, il y avait : la grand-mère, le grand-père, le chat, le chien, le cheval, le cochon, le lièvre et la souris ». Finalement sa fuite est empêchée par une rivière infranchissable, d’autant qu’il n’a pas eu le temps d’apprendre à nager. Surgit le renard, qui lui propose son aide. Ici la randonné prend une nouvelle teneur : le renard s’enfonce dans l’eau, le bonhomme en pain d’épices est sur son dos. Mais l’eau monte et lèche les pieds du pain d’épices qui s’inquiète. Le renard le rassure : « grimpe sur mes épaules ». Mais l’eau continue de monter. Renard invite pain d’épice à monter sur son cou, puis sur son museau… « Mais Renard ouvre une large gueule, avale le bonhomme en pain d’épices… et mon histoire aussi, qui finit là !
À la recherche des causes
Il va sans dire que les enfants comprennent très vite où va aboutir l’histoire. L’art du conteur consiste alors à jouer de l’attente, à ralentir au possible l’issue inévitable, jusqu’à son dénouement qui pourra être l’occasion d’une partie de chatouille avec les enfants, ou d’une course poursuite. Bref, on passe un bon moment à rire ! Mais le jeu et les rires dissimulent un apprentissage cognitif important : compréhension qu’un effet est résultat d’une cause. L’expérience de la nécessité va ainsi remplacer la contingence, l’enfant finalement va comprendre que l’environnement où l’on évolue n’est pas une suite absurde d’événements décousus ou hasardeux, mais il y a un ordre de causalité qui les relie. La pensée magique est ainsi dépassée pour accéder à la pensée logique. On pourrait dire, sans non plus en faire une panacée, que le conte de randonnée inculque de façon ludique les prérequis à la démarche scientifique : recherche des causes, répétition d’une expérience pour vérification des hypothèses.
Petite cause, grandes conséquences
Ainsi le conte de randonnée ne propose pas de classifier les éléments de l’enchaînement en hiérarchie de pouvoir ; il ne cherche pas à mettre en honneur l’élément de tête ou de queue : le boucher n’est pas supérieur au cochon, la grand-mère pas plus honorable que la souris. La randonnée établit simplement le concept de causalité. Voire, elle joue parfois des renversements, par exemple dans la randonnée de la souris qui cherche un ami ou la moufle rouge du Père Noël : les éléments s’enchaînent du plus puissant (montagne, ours) au plus humble (souris, fourmi), mais l’humble dernier est celui qui finalement change tout : la souris est plus puissante que la montagne car elle est capable d’y creuser des galeries ; la fourmi est plus imposante que l’ours car c’est elle qui fait exploser la moufle ! La randonnée apprend qu’une petite cause peut avoir de grandes conséquences !
Un conte de randonnée en Genèse 3 ?
Quittons à présent les contes populaires, pour nous tourner vers la Bible, et plus précisément Genèse 3, le récit de la tentation au jardin d’Eden. Il me semble y trouver tous les ingrédients d’une randonnée : des éléments de natures diverses : humaines, animales et végétales. Nous avons aussi un lien de causalité qui est le fait de manger ; le tout entrelacé dans une progression répétitive.
Ainsi le serpent propose à la femme de manger ; elle mange et propose à l’homme de manger à son tour ; quand il a mangé tous deux couvrent leur nudité ; ils se cachent quand Dieu survient ; Dieu demande à l’homme qui lui a dit qu’il est nu, « aurais-tu mangé le fruit défendu ? » ; l’homme renvoie à la femme, la femme renvoie au serpent… et la boucle est bouclée ! Avec l’avalanche finale de conséquences telles des dominos qu’on abat : le serpent rampera, la femme enfantera dans la douleur, l’homme travaillera avec peine, la terre produira des épines et les herbes que l’homme mangera jusqu’à ce qu’il retourne à la poussière d’où il a été tiré.
Le dessin ci-dessous schématise le récit de Genèse 3. Cette sorte de cartographie narrative est très utile et appréciée des conteurs, notamment pour analyser un récit, et le mémoriser. Quelques pictogrammes le plus abstrait possible représentent les éléments du récit, des flèches exposent les relations ou les déplacements.

On a donc dans ce court texte toute une série de va-et-vient propre au conte de randonnée. De sorte que je puis conclure que ce récit n’établit pas un rapport hiérarchique entre notamment l’homme et la femme, mais bien plutôt le rapport de causalité, l’interdépendance de tous ces éléments, la nécessité qui aboutit au retour à la poussière : la mort fait désormais partie de la vie. Et c’est bien la conclusion où nous conduit le texte, puisqu’Adam nomme finalement la femme Eve, qui signifie la Vivante !
Au bout de cette démonstration j’en arrive à…
… deux conclusions :
1. Le rapport d’autorité de l’homme sur la femme ne peut pas être fondé sur ce récit, pas plus d’ailleurs que sur le récit de la création de la femme à partir de la côte d’Adam ! Je renvoie à l’étude de Matthieu Gangloff : « La Primogéniture d’Adam[1] ». Avec cet auteur je pense pouvoir maintenir que ni Genèse 2-3, ni les textes pauliniens qui parlent de soumission et autorité entre homme et femme, ne justifient l’attitude phallocrate de notre société. Les mouvements de réactions contre toute forme d’abus dans ce domaine sont légitimes et nécessaires. Je pense même qu’un mouvement aussi radical que les Femen est légitimé par la radicalité de certaines expressions et comportements machistes : si les Femen sont si scandaleuses, la responsabilité en incombe aux hommes butés qui ferment les yeux sur leur mâle brutalité, et qui font la sourde-oreille aux justes revendications féminines. On a là un rapport de causalité !
2. Un certain rapport d’interdépendance est établi non seulement au sein du couple, mais également au niveau de l’ensemble de la création : il existe un lien entre humains, animaux et végétaux. L’agir de l’un a des conséquences sur tous les autres.
Le souci écologique actuel est fondé, les méfaits que l’humain inflige au monde animal et végétal méritent qu’on les dénonce. L’économie de marché libérale outrancière manque de bon sens, il y a trop de production mal répartie, entre des riches toujours plus riches et des pauvres toujours plus pauvres. La spéculation boursière forcée par les actionnaires de grands groupes, aboutissant à ce que l’argent produise de l’argent est un scandale sociétal mondial, un péché que la chrétienté ne dénonce pas suffisamment !
Précisions, pour éviter deux malentendus :
1. Même si dans cet article je compare le récit de Genèse 3 à un conte de randonnée, je défends avec conviction l’inspiration de la Bible. Une inspiration qui n’exclut pas le travail de rédaction par l’auteur, un façonnage du récit selon tel ou tel genre littéraire[2] ; il y a une poétique divine, peut-être même dans la providentielle transmission et – pourquoi pas – dans le travail de rédaction ultérieur. Par conséquent je ne remets pas en question le fait que la corruption actuelle de la condition humaine est la conséquence d’un événement historique. Cependant je suppose que le récit de Genèse 3 le relate de façon poétique, fonction des connaissances scientifiques à disposition du ou des rédacteurs, voire de la tradition orale qui a retenu ce fait.
2. Finalement, je crois toujours plus profondément que l’Eglise doit rester humble et pauvre. Si nous voulons représenter un contre-pouvoir face à une société qui se mondialise au détriment de l’autonomie des régions, et au détriment des minorités, il nous faut maintenir une distance critique avec toute forme de pouvoir. Les scandales financiers, les abus de toute sorte, qui ternissent actuellement les institutions religieuses de toutes parts, sont sans doute la conséquence de ce manque de recul et de prudence face à la tentation du pouvoir (qu’il soit économique, religieux, politique ou psychologique). La structure littéraire randonnée de Genèse 3 permet d’ouvrir les yeux sur ces relations de cause à effet qui nous responsabilisent, nous les humains.
Sans omettre que souvent la randonnée renverse les rapports, conférant aux fragiles, aux pauvres et aux petits, des effets non négligeables, comme ce devrait être le cas pour l’Eglise de Jésus-Christ, humble et pauvre !
Oliver FASEL
Références
[1] Article publié sur https://servirensemble.com/2020/01/31/ordre-creationnel-et-autorite/ , consulté 13 février 2020. Edition audio aussi disponible sur le même site.
[2] Pour confirmer cette position qui ne remet pas en cause l’entière sûreté de l’Ecriture, je renvoie à l’article de JAEGER, Lydia : « 10 thèses sur l’articulation entre Bible et science », in Théologie évangélique, Vol. 19, n°1, 2020, pp. 41. L’auteur préconise une lecture qui ne méprise ni n’adule les données de la science ; dans sa troisième thèse, elle propose une démarche exégétique qui n’écarte pas la science, mais tienne compte des connaissances scientifiques du rédacteur : « […] il n’est pas légitime de rejeter la lecture littérale des récits bibliques de la création uniquement sur la base du fait qu’elle contredit les théories scientifiques contemporaines. L’auteur original ne le savait pas ; du coup, ce savoir scientifique dont on dispose aujourd’hui n’aide pas à établir le sens des textes. La décision quant à leur genre littéraire est stratégique pour décider quelles conclusions tirer du début de la Genèse, face aux reconstructions scientifiques des origines. Mais elle se prend sur la base d’indices que les lecteurs originaux pouvaient discerner, sans que l’on ait recours à la science moderne » (p. 51).
Bonjour,
les contes pour enfants étaient autrefois destinés aux adultes, et on le sait
racontent une autre histoire et le parallèle que vous faites est bien et nous
détend un peu devant ce drame terrible.
Plusieurs éléments m’interpellent dans GEN 3 :
– Ce texte ne nous dit pas l’origine du péché. Adam et Eve vivaient dans un
cadre parfait, avec des parents parfaits, aucune hérédité, avec la présence de
Dieu pour les guider face aux tentations du serpent.
Comment un être parfait a-t-il pu péché ?(ce mot n’existe pas dans la Genèse
“très bon” n’est pas parfait, fini, accompli). Notre couple n’a pas chuté de
très haut, niveau école maternelle, car il lui fallait le dessin d’un arbre pour
comprendre la volonté de Dieu. !
– comme dans la vraie vie, c’est toujours la femme qui est responsable.
Elle en fait pas assez, ou trop, tour à tour putain ou madonne.! D’ailleurs en
passant on ne parle pas de Eve jusqu’ à la sortie du jardin, mais de Isha,
l’ épouse. Mais qui est vraiment cette femme où ce féminin ?
– le jardin d’Éden est introuvable sur la terre alors que le texte laisse suppose
qu’il existe encore aujourd’hui, puisque deux chérubins en garde l’accès.
– le mot Adam a un double sens, et rien n’indique quand il faut le comprendre
ds le sens d’ être humain ou le prénom, et rend la traduction problématique
Conclusion : l’intérêt de ce texte pour moi (bien qu’il a fallu une première fois
ds l’histoire de l’humanité) est qu’il me montre l’histoire de ce processus
intérieur qui me conduit au péché, réalité universelle et de tous les temps.
– le jardin d’Eden est à l’intérieur de moi ainsi que les deux arbres.
La voix serpentine est celle de ma conscience ou inconscient qui me parle
chaque fois que je dois faire un choix pour continuer à vivre.
Ces deux personnages vivent en moi. Ils personnifient la dualité intérieure que
malheureusement on projette sur l’homme et la femme extérieure.
Le combat est dépassé à mon avis, entre ceux qui ont et utilisent encore
ce texte pour justifier la domination masculine et ceux qui y voient des éléments
d’égalité (je ne pense pas que l’ égalité était la préoccupation des Hébreux !).
Écoutez braves gens, l ‘ histoire se passe ailleurs……………………………………………
Merci pour ces éléments que je ne partage pas tous, mais qui peuvent faire réfléchir.
Ping : « Qui a dit : la femme ne doit pas enseigner ? » de Trombley #lupourvous – Servir Ensemble
Ping : « Qui porte la culotte? »- l’autorité et la domination dans la Bible – Servir Ensemble