Au début du mois, j’ai assisté au Forum Œcuménique des Femmes Chrétiennes d’Europe qui a eu lieu à Strasbourg. Un thème qui revenait souvent dans nos échanges était celui de la violence faite aux femmes. La lutte contre cette réalité douloureuse se trouve la plupart du temps tout en bas des priorités de nos pays et attire toujours relativement peu d’attention dans nos Églises. En tant qu’anglaise j’ai eu honte d’entendre répéter que le Royaume-Uni a mis presque dix ans pour arriver à ratifier la Convention d’Istanbul[1], établie en 2011. J’ai dû constater que le gouvernement de mon beau pays ne s’était certainement pas pressé d’agir.
À bien des reprises les Évangiles nous montrent que les priorités de Jésus ne correspondent pas à celles des autorités humaines, qu’elles soient politiques ou religieuses. On trouve dans le Nouveau Testament beaucoup de récits où les auteurs montrent de quelle manière les valeurs humaines s’éloignent de celles du Règne de Dieu. Confronté à la souffrance humaine, Jésus accorde autant de priorité à une femme qu’à un homme. L’histoire de la femme courbée (Luc 13 : 10-17) approfondit d’une façon fascinante la manière dont les priorités de Jésus sont mises en pratique.

Une triple transformation
Dans ce récit, la femme en question est possédée par un esprit qui la rend infirme. Lorsqu’elle se présente à la synagogue, elle est courbée et ne peut pas se redresser. La souffrance de cette femme n’est pas seulement physique. Son corps courbé laisse entrevoit quelque chose de l’état de son âme. Désespérée, elle est incapable de faire face à la vie. Le regard obligatoirement baissé à cause de son dos courbé, elle exprime un abattement, une soumission résignée.
Une fois libérée et guérie, elle se redresse et se tient droite. Elle peut regarder les autres les yeux dans les yeux. Sa relation avec Dieu grandit et elle le glorifie. Luc nous offre le portrait d’une triple transformation personnelle : spirituelle, physique et morale.
La dimension sociale de la souffrance
Pourtant, cette guérison a d’autres dimensions. Au cours du récit, Luc nous fait comprendre que la souffrance de la femme et sa guérison ont, toutes les deux, une portée sociale importante. La condition de la femme concerne toute la communauté. À lire les deux premiers versets du texte, on pourrait bien croire qu’il ne s’agit dans ce récit que de deux individus : Jésus et la femme. Pourtant, Luc fait également remarquer la présence invisible de trois groupes de personnes, très différents les uns des autres. Chaque groupe finit par se positionner par rapport aux priorités de Jésus.
(1) Le chef de la synagogue et les autorités
D’abord, il y a le groupe des autorités religieuses et politiques. Au verset 14, le chef de la synagogue monte tout seul sur scène. Pourtant, lorsque Jésus lui adresse la parole, il parle au pluriel : « Hypocrites que vous êtes ! » (Luc 13 : 15). Plus loin, Luc parle de « tous les adversaires » (Luc 13 : 17) de Jésus. Il fait comprendre que les paroles du chef expriment les valeurs et les pensées de tout un groupe. Ce chef est loin d’être seul.
(2) La femme courbée et d’autres femmes comme elle
La femme non plus. Le chef de la synagogue et Jésus se rendent compte tous les deux que le cas de la femme courbée n’est pas unique. Lorsqu’en parlant de la guérison, le chef de la synagogue prétend que ce genre d’action n’est pas permis par la Loi le jour du sabbat, il généralise la situation. Il ne parle pas d’une femme en particulier, mais de toutes les femmes – et même de tous les hommes – qui pourraient éventuellement se présenter un jour de sabbat.
Jésus non plus ne fait pas une exception pour cette femme-ci.
Il affirme que la Loi permet qu’il guérisse n’importe quelle femme, n’importe quel jour, dans n’importe quelle synagogue ! Toutes les femmes ont le droit d’être libérées de leur souffrance quand elles se présentent devant Jésus.
(3) La foule
Puis enfin il y a la foule, nommée au verset 14. Il s’agit ici de l’assemblée de la synagogue : les gens venus pour louer Dieu et pour chercher sa volonté. Cette foule d’adorateurs et d’adoratrices ont dans ce récit la fonction en tant de témoins de l’évènement.
Les priorités de Jésus
Le passage est imprégné d’une question plus grande et plus large que celle d’une guérison le jour du sabbat. Faut-il agir dans l’immédiat, ou faut-il reporter l’action ?
Pour Jésus, il s’agit d’agir sans tarder. La manifestation du règne de Dieu est pour aujourd’hui. Il n’attend même pas la fin de sa prédication. Il s’interrompt pour se tourner vers la femme.
(1) La relation avec la femme
Jésus voit la femme. Une femme infirme ne risquait pas de se trouver au beau milieu de l’assemblée. Pourtant, Jésus l’aperçoit. Ensuite Luc nous dit que « Jésus lui adressa la parole. » (Luc 13 : 12) Le Seigneur parle directement à la femme qui souffre, établissant ainsi une relation avec elle.
(2) Un surplus d’attention
Lors de la guérison de l’homme « dont la main est paralysée » (Marc 3 :1), Jésus lui demande simplement de se lever, de venir au milieu et d’étendre sa main. Ici, par contre, Jésus ne demande à la femme ni de se lever ni de s’avancer. Il doit s’approcher d’elle pour pouvoir imposer les mains. Pour surmonter l’inégalité et l’invisibilité de la femme, il doit lui accorder un surplus d’effort et d’attention. Plus loin, Jésus l’appelle « fille d’Abraham » (Luc 13 : 16). Dans un contexte où la tradition parlait plutôt des fils d’Abraham, Jésus affirme la valeur égale de la femme et sa place de fille aux yeux de Dieu.
Les priorités du chef
(1) La relation avec la foule
Le comportement du chef de la synagogue est tout à fait différent. Il n’adresse jamais directement la parole à la femme. Au moment de la guérison, le chef ne s’adresse pas non plus à Jésus. Il se tourne plutôt vers la foule. C’est sa relation avec le public qui l’intéresse. « Il y a six jours pour travailler ; venez donc vous faire guérir ces jours-là. » (Luc 13 : 14)
(2) L’accusation de la femme

Indirectement, ces paroles accusent la femme. Dans les autres récits des Évangiles nous rapportant une guérison le jour du sabbat, les autorités dirigent leurs critiques vers Jésus. C’est lui le coupable d’avoir « travaillé » en guérissant quelqu’un. Pourtant ici, le seul cas dans les Évangiles où il s’agit d’une femme guérie dans une synagogue le jour du sabbat, le chef n’accuse pas Jésus, mais celle qu’il a guérie. Sans l’arrivée d’une personne souffrante, Jésus n’aurait jamais fait ce miracle. Les priorités du statu quo auraient été gentiment préservées. Donc en tout premier lieu, c’est elle la fautive.
(2) Un manque d’attention
Aux yeux du chef de la synagogue, la condition de cette femme et sa souffrance ne sont pas prioritaires. La guérison aurait pu être reportée. Il n’est pas étonnant que le chef de la synagogue, ainsi que ceux qui se tiennent derrière lui, sont présentés sous un jour de plus en plus négatif au fur et à mesure que nous avançons dans le récit. Au verset 15 Jésus les accuse d’hypocrisie. Deux versets plus tard, Luc dénonce entièrement ce groupe qu’il nomme les « adversaires » de Jésus.
Les actions et les réactions
L’auteur ne conclut pas ce récit en citant une parole de Jésus ou en parlant du départ de la femme chez elle. Il le termine en visant d’un côté les adversaires de Jésus et de l’autre la foule qui s’éloigne de leur influence en se réjouissant de « toutes les choses glorieuses » (Luc 13 : 17) faites par Jésus.
Plus haut j’ai parlé des trois groupes impliqués dans ce récit. Il y a pourtant un quatrième groupe : celui des lecteurs et lectrices. Avec subtilité Luc semble inviter ce groupe à faire leur propre choix. Confrontés à la souffrance d’une femme, de quel côté se situe-t-il ? Faut-il réagir avec compassion ou condamnation ? Aujourd’hui ou un autre jour de la semaine ?
Les femmes courbées de nos villes et nos Églises, quelle place occupent-t-elles parmi nos priorités ?
Références
[1] Cette convention a été établie en 2011 dans le but de lutter contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique.
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