Spiritualité

Le jour où il m’a appelé « Fille d’Abraham »

Ce matin-là, à la synagogue, tout le monde ne parle que de cela… Cet accident tragique à Jérusalem, notre capitale, notre ville bien-aimée : la tour de Siloé s’est effondrée ! Dix-huit personnes ont perdu la vie, écrasées au moment de son écroulement ! Quelle horreur, quelle tristesse, toutes ces vies brisées…

Je ne connais pas vraiment cette tour au cœur du rempart de la ville. Je me souviens par contre du temple et de son esplanade imposante : nous y allions en famille chaque année pour la plus grande de nos fêtes, la Pâque.

J’écoute les gens parler de la tour, des victimes… Chacun y va de son explication, pourquoi ce drame s’est produit. C’est toujours comme cela, face à la souffrance, on veut trouver un responsable, un coupable, histoire d’avoir l’illusion de retrouver la maitrise sur des événements qui nous échappent, qu’on ne maitrisent que très peu ! Et j’en sais quelque chose…

Pour ma part, il y a bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds à Jérusalem ! La faute à ma santé…Voilà dix-huit années que je suis totalement courbée, avançant à grand peine. Je souffre d’une lourde infirmité qui m’empêche de me tenir droite. Mes vertèbres sont comme ossifiées en une masse rigide, ce qui donne à ma colonne une rigidité permanente. Je suis tout à fait incapable de relever la tête… Ce que je vois à longueur de journée, d’années, ce ne sont que mes pieds, mes genoux. Jamais je ne peux redresser les épaules, regarder droit devant moi, marcher la tête haute, debout, droite. Cela fait si longtemps que je n’ai plus regardé quelqu’un dans les yeux pour un échange face à face ; si longtemps que j’ai n’ai plus eu les rayons du soleil sur mon visage.

Et la douleur, intense, incessante… aucune position ne m’apporte de soulagement, même couchée, je souffre.

Et les années passant, je constate combien cette maladie finit par affecter aussi ma personnalité. C’est comme si peu à peu, ma posture physique imprimait mon état d’esprit, comme si je m’étais replié sur moi-même. Peu à peu mon espace de vie s’est restreint, comme mon champ visuel. Je ne peux évidemment plus travailler ou même prendre mes enfants dans mes bras. L’image qui me vient pour décrire ce que je ressens, c’est celle de liens, comme un prisonnier, des liens qui m’enserrent, qui m’empêchent d’être libre de mes gestes, de mes mouvements : je me sens comme empêchée, limitée, liée, oui c’est cela, retenu par des liens qui sont plus forts que moi.

L’un des seuls réconforts que j’ai encore c’est d’aller à la synagogue. Je mets beaucoup de temps pour m’y rendre à cause de mon infirmité, mais je tiens à cet effort, chaque semaine, malgré ce qu’il m’en coûte d’énergie. D’abord parce que c’est un lieu convivial et les conversations avec les autres femmes du village me font du bien. Même si ma posture m’empêche de parler en groupe, il y a toujours une voisine pour venir s’assoir à côté de moi et échanger des nouvelles.

Mais ce que j’apprécie par-dessus-tout, même plus que ces échanges, c’est que cette heure à la synagogue est comme un rendez-vous avec le Seigneur, un moment spécial. Avec les autres membres de ma communauté, nous écoutons la lecture de la Torah : combien j’aime entendre parler de notre Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ! Et puis nous chantons les psaumes, et je me retrouve complètement dans les paroles de notre ancêtre, le roi David. Comme lui, j’aime crier à Dieu comme dans ce psaume récité ce matin :

« Mon Dieu, délivre-moi, Seigneur, viens vite à mon aide! Que tous ceux qui te cherchent soient débordants de joie, à cause de toi; que tous ceux qui t’aiment, toi le sauveur, ne cessent de proclamer: « Dieu est grand! » Moi, je suis pauvre et malheureux; mon Dieu, viens vite auprès de moi! Mon aide et ma sécurité, c’est toi; Seigneur, ne tarde pas ! »

Mais ce matin, une rencontre exceptionnelle a tout changé. J’étais là, dans la synagogue, comme toutes les semaines. Et j’ai entendu qu’on m’appelait. Je n’ai pas pu voir de qui il s’agissait, puisque j’étais prostrée, à cause de ma maladie. Je n’ai pas non plus reconnu sa voix, d’ailleurs il ne m’a pas appelé par mon nom puisque nous ne nous connaissions pas. Mais juste avant qu’il m’appelle, je sentais que quelqu’un me regardait. C’était lui, il m’a vu : non pas un regard en passant, ou un regard qui se détourne, qui serait gêné par ma difformité mais un regard qui considère, qui se pose, car accompagné d’une vive émotion, d’un élan d’amour.

Cet homme, dont j’appris plus tard qu’il s’appelait Jésus, a alors prononcé ces paroles incroyables : « Tu es délivrée de ta maladie ! » Et tout en me parlant, il a posé ses mains sur moi, un geste tellement tendre et empli de douceur ! J’ai ressenti toute sa proximité, sa bienveillance, combien ma situation le touchait. Mais le plus incroyable était encore à venir : à l’instant, oui à l’instant même, j’ai senti une chaleur dans mon dos et j’ai pu commencer à me redresser : me voilà entièrement debout, droite, la tête haute ! Mon cœur se mit à déborder de louange :

le Seigneur Dieu m’a exaucé, il est venu me sauver de ma détresse, comme dans le psaume ! Oui Dieu est fidèle, comme il l’a été pour nos ancêtres en les délivrant de l’esclavage en Egypte, en les délivrant de la captivité de l’Exil à Babylone ! Dieu m’a délivrée à mon tour, il m’a envoyé un sauveur !

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Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Je n’oublierai jamais la suite de ses paroles.
A ma grande surprise, j’étais la seule dans toute la synagogue à me réjouir de ce qui venait de se produire. Personne n’osait rien dire car en fait, le chef de la synagogue semblait ne pas avoir du tout apprécié que ce Jésus me guérisse ! Il a pris la parole, et s’adressant, non pas à Jésus mais à la foule présente, il a dit que cela ne se faisait pas de guérir ce jour-là car on était en plein sabbat. Voilà qu’il se met à reprocher à Jésus de m’avoir guérie ! Il est vrai que chez nous ce jour-là, on ne doit faire aucun ouvrage, aucun travail. Mais le chef de la synagogue sait bien combien je souffre et depuis si longtemps! Quand j’y repense, je me dis que ce chef était tellement scrupuleux de respecter le sabbat qu’il aurait pu nous interdire d’entrer à la synagogue de peur qu’on ne viole le sabbat !

Mais Jésus l’a repris sérieusement, dénonçant son hypocrisie. A la manière de nos maîtres, il a alors rappelé qu’un jour de sabbat il est bien permis de détacher de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire. Et il a ajouté, je ne l’oublierai jamais : « Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a tenue liée pendant dix-huit ans, ne fallait-il pas la détacher de ce lien le jour du sabbat? »

Bien au-delà de son explication brillante sur le sabbat qui a cloué le bec et rempli de honte ceux qui s’étaient opposés à lui, ce qui m’a saisi, c’est la manière dont il m’a appelé, devant tous : « fille d’Abraham » ! J’avais souvent entendu parler de fils d’Abraham, pour désigner les descendants de notre ancêtre, notre peuple, ou bien pour qualifier ceux qui partageaient sa foi. Mais jamais personne avant Jésus n’avait osé donner ce titre à une femme ! Aucun de nos spécialistes des Écritures, aucun rabbin n’avait employé cette expression, mais lui l’a fait ! C’est sans précédant, et plus incroyable encore, c’est moi qu’il a choisi d’appeler ainsi ! Non seulement il m’a redressé physiquement, en me guérissant mais il m’a restauré dans ma dignité.

Désormais je suis une femme debout, dans tous les sens du terme ! Cohéritière de tout ce que Dieu avait promis à Abraham. J’ai de la valeur !

Mon souhait est que cette histoire soit transmise de génération en génération pour encourager d’autres femmes courbées par les injustices de la vie. Vu le peu de place faite aux femmes dans mon milieu culturel et religieux, je me dis que si on raconte mon histoire, on ne rapportera sans doute ni mon nom, ni la ville où j’habite mais l’essentiel est de le redire :

Dieu peut redresser les vies courbées !

Valérie DUVAL_POUJOL

(Récit à retrouver en Luc 13, particulièrement v.10-17.)

Théologienne baptiste, spécialiste des traductions de la Bible, Valérie est enseignante dans plusieurs facultés de théologie. Elle est également présidente de l'Association "Une place pour elles" contre les violences conjugales et vice-présidente de la fédération protestante de France.

6 comments on “Le jour où il m’a appelé « Fille d’Abraham »

  1. Excellent article! Quel plaisir de le lire! Vivre debout: tout est là pour tellement de femmes à qui l’église enseigne de vivre courbée!

  2. Marie-Rose

    Bonjour,
    L’histoire de cette femme courbée, empêchée de vivre sa vie en entrant totalement dans son héritage spirituel, à cause des religieux est toujours valable. Elle symbolise aussi pour moi la femme dans une certaine société occidentale enfermée dans la prison de son corps, chosifiée, niée dans sa personne, réduite à un objet de séduction (voir concours des miss, même des petites filles, dictature de la mode .. ventre à louer … etc) !
    Le regard de Jésus est bien différent ! Merci pour cette riche étude qui doit éveiller les consciences.

  3. Ping : Valérie Duval-Poujol: « Que nous osions les heurts, pour les transformer en bon-heurts! »

  4. Sylvie Guenot

    Magnifique texte ! Merci beaucoup pour la beauté, la sincérité et la profondeur de vos mots, qui touchants en plein coeur nos maux, sont sources de réconfort et nous rappel à quel point nous sommes aimés, entourés et relevés, par notre Père spirituel, notre Seigneur et Sauveur bien-aimé. Merci et soyez bénis et soutenus dans les changements qui ont actuellement lieux dans votre vie.

  5. Ping : Liliane Favarger, responsable Campus pour Christ – Servir Ensemble

  6. Ping : Nathalie Van Opstal, pasteure et psychologue – Servir Ensemble

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